"La douteuse inculpation des militants de Greenpeace"

Actualité - 3 octobre, 2013
L'équipage de l'Arctic Sunrise a été inculpé de "piraterie". En Russie, il s'agit d'un crime passible d'une peine maximale de 15 ans de prison. Le journal "Le Monde" explique de manière précise ce que signifie la notion de "piraterie".

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La sentence est tombée : la justice russe a prononcé, mercredi 2 octobre, des premières inculpations pour "piraterie en bande organisée" à l'encontre des trente militants de Greenpeace, un crime passible d'une peine de dix à quinze ans de prison.

En cause : plusieurs d'entre eux avaient tenté d'escalader une plateforme pétrolière du géant russe Gazprom pour en dénoncer le risque écologique. Les militants ont nié avoir créé un danger pour la sécurité de la plate-forme et rétorqué que la Russie avait pris d'assaut illégalement leur bateau battant pavillon néerlandais dans les eaux internationales, en mer de Barents (Arctique russe), le 19 septembre. Jean-Marc Thouvenin, professeur de droit à l'université Paris Ouest-Nanterre-La Défense et directeur du centre de droit international (Cedin) analyse cette notion de droit maritime complexe.

Comment la notion de piraterie est-elle définie en droit international ?

Jean-Marc Thouvenin : "La piraterie est définie par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, aussi appelée Convention de Montego Bay, signée en 1982. D'après l'article 101, elle regroupe "tout acte illicite de violence ou de détention ou toute déprédation commis par l'équipage ou des passagers d'un navire ou d'un aéronef privé, agissant à des fins privées et dirigé contre un autre navire ou aéronef, ou contre des personnes ou des biens à leur bord, en haute mer". Il s'agit d'un acte criminel, un crime grave."

"Cette notion a été prévue par la Convention afin de définir les types d'actes que les Etats peuvent réprimer en haute mer. Il s'agit de l'une des exceptions au principe de libre navigation dans les eaux internationales, selon lequel aucun Etat ne peut arraisonner un navire battant pavillon tiers."

"En revanche, la Convention de Montego Bay ne prévoit pas de répression de la piraterie. Ce sont donc les Etats parties de la Convention (la Russie l'a ratifiée en 1997) qui la punissent en application de leur droit national. Le problème est que certains peuvent abuser de cette notion, tandis que d'autres ne se dotent pas des lois nécessaires à la répression de la piraterie – la France a, elle, mis à jour son propre arsenal législatif en 2012."

Peut-on parler de "piraterie" concernant l'action de Greenpeace ?

"J'ai des doutes sérieux sur cette qualification. Tout d'abord, une plate-forme pétrolière fixe peut difficilement être qualifiée de navire ; l'idée de piraterie à son encontre est par conséquent pour le moins étonnante. Le texte juridique qui pourrait plutôt s'appliquer en la matière est la Convention de 1988 pour la répression d'actes illicites contre la sécurité de la navigation maritime, et surtout son protocole qui concerne la sécurité des plateformes fixes situées sur le plateau continental. Ce texte, qui ne prévoit pas de notion de piraterie, traite essentiellement d'actes de violence criminelle graves, y compris terroristes."

"Or, si l'on ne connaît pas exactement la teneur de la prise d'assaut de la plate-forme, il est peu probable que Greenpeace ait commis de tels actes de violence de même que ceux visés au titre de la piraterie. L'ONG n'en a pas l'habitude."

"Mais surtout, l'interprétation de la notion de "fins privées" prévue dans la définition de la piraterie pose question. Cette notion a été définie à l'origine par opposition aux actes de course commis par des corsaires jusqu'au XIXe siècle : ces derniers agissaient à des fins publiques dans la mesure où ils étaient mandatés par des Etats pour détériorer des navires d'Etats concurrents. La difficulté est aujourd'hui de donner une définition aux "fins privées". L'action des militants de Greenpeace peut-elle être qualifiée de fins privées alors que l'ONG défend l'intérêt général en dénonçant des projets de forage au milieu de réserves naturelles ? Cet élément peut remettre en cause l'inculpation."

Cette inculpation est-elle une première pour une ONG ?

"Il semble que c'est une première. Les "pirates" qui ont fait parler d'eux ces dernières années sont ceux qui demandent des rançons après avoir capturé des bateaux, essentiellement au large du Cameroun, du Nigeria ou de la Somalie. On se rappelle notamment des affaires du Ponant et du Carré-d'As, entre autres."

Quels sont les recours juridiques dont dispose Greenpeace ?

"Il en existe plusieurs. En échange de la remise en liberté du navire et de son équipage, Greenpeace peut payer une caution aux autorités russes qui garantit que les militants inculpés comparaîtront à leur procès. Si la Russie refuse, ce qui est probable, les Pays-Bas, l'Etat du pavillon de l'Arctic-Sunrise, peuvent alors envisager d'engager une procédure judiciaire internationale en saisissant le Tribunal international pour le droit de la mer, qui siège à Hambourg. Il s'agit de la procédure dite de la prompte mainlevée de l'immobilisation du navire. Le tribunal décidera ou non de l'obligation pour la Russie de relâcher l'équipage et le navire."

"Dans la mesure où 26 des 30 militants de Greenpeace détenus sont étrangers, les Etats concernés (Pologne, Nouvelle-Zélande, Etats-Unis, Canada, Danemark, Italie, France, etc) peuvent également exercer leur protection diplomatique au profit de leurs ressortissants si ces derniers ont vu leurs droits violés, et dans le cas où ils ont épuisé toutes les voies de recours interne en Russie."