Il y a plus de trois ans, le Japon vivait la pire catastrophe nucléaire enregistrée depuis une génération : la fusion au cœur de trois réacteurs et l’explosion des enceintes de confinement de la centrale nucléaire de Fukushima Dai-ichi. Les citoyens japonais et le reste du monde n’ont pour ainsi dire reçu aucune information claire de la part de TEPCO et du gouvernement. Et dix jours après le début de la catastrophe, je me suis rendu sur place avec Greenpeace pour examiner l’étendue de la contamination. Ce que nous avons constaté lors de ce premier séjour nous a profondément bouleversés. Le niveau de rayonnement mesuré dans les zones qui n’avaient pas encore été évacuées était extrêmement élevé. Mais le plus frustrant, pour nous, était de voir que le gouvernement japonais, malgré nos appels pour une évacuation immédiate, rechignait à prendre les mesures nécessaires pour protéger ses citoyens.

Depuis lors, le pouvoir a changé de main et un autre Premier ministre est arrivé à la tête du pays. Mais la puissante « communauté nucléaire », qui avait fait construire la centrale de Fukushima Dai-ichi, n’a pas évolué, demeurant toujours active. Des acteurs institutionnels du nucléaire qui négligent la majorité de l’opinion publique japonaise, pourtant opposée à la remise en service des dangereux réacteurs de leur pays. Avec le soutien du gouvernement radical pro-nucléaire de Shinzo Abe, deux réacteurs de Sendai dans la préfecture de Kagoshima ont d’ailleurs récemment reçu le feu vert pour être redémarrés dans les prochains mois, sous prétexte qu’ils répondraient aux nouvelles normes de sécurité. Quand on sait que ces deux réacteurs sont situés dans une zone littorale à risque sismique élevé et à proximité d’un énorme volcan, on se dit que les leçons à tirer de Fukushima sont plus pertinentes que jamais.



Je suis retourné, la semaine passée, à Fukushima pour examiner, sur le terrain, la situation actuelle. Pour le gouvernement japonais, tout est revenu à la normale dans la préfecture de Fukushima. La réalité, tragique pour les victimes de la catastrophe, est pourtant bel et bien à mille lieues de ce que prétendent les dirigeants japonais. Une triste réalité qui doit servir de message d’avertissement pour les citoyens de Kagoshima. Lorsqu’une catastrophe nucléaire se produit, un problème sans solution se pose et ce sont les habitants qui en paient le prix. Un prix faramineux pour la reconstruction de leur vie, maison et de leurs communautés.

Entamés en 2012, les efforts intensifs de décontamination ont coûté une fortune. Des milliers de travailleurs ont déjà passé de longues heures à racler le sol et à nettoyer des maisons. Malheureusement avec peu de succès. La décontamination a, par contre, mené à un résultat bien visible : des immenses quantités de déchets radioactifs ne cessent de se multiplier. Des sacs noirs d’un mètre cube de déchets radioactifs sont entassés le long des routes et attendent d’être collectés et amenés vers de grands sites de stockage, pour ensuite être transportés vers des sites de stockage temporaires encore plus grands.







Avec mes collègues, j’ai visité un de ces sites, à Kawauchi. Dans un décor époustouflant de forêts et de montagnes, notre regard est avant tout attiré par un immense terrain jonché de sacs de scories nucléaires. Pas moins de 200 000 sacs d’un mètre cube, recouverts d’une bâche verte. Une image aussi surréaliste que choquante. Qu’on retrouve aussi à Fukushima, à travers des milliers de sites de déchets nucléaires comme celui de Kawauchi. Il est donc clair que la décontamination supposée a uniquement déplacé le problème des déchets nucléaires, qui reste sans véritable solution sûre.

Les énormes efforts de décontamination ne suffisent donc pas à faire baisser les niveaux d’exposition aux rayonnements en-dessous des objectifs fixés par le gouvernement, encore moins pour garantir la santé publique. Une fois les ordres d’évacuation levés, la population regagne les zones contaminées. En réalité, la plupart des gens sont carrément forcés d’y retourner, car dans l’année qui suit la levée de l’ordre d’évacuation, elles perdent leur indemnisation et le petit abri fourni aux victimes. Un terrible dilemme pour tous ces Japonais.

J’ai moi-même, au cours de mon voyage, remis les pieds à Myiakoji, premier village à avoir été évacué. Je m’y trouvais déjà il y a un an, lorsque le spectre de la levée de l’ordre d’évacuation commençait à se concrétiser.  A cette époque, les données mesurées démontraient clairement que, malgré les incroyables efforts de décontamination avec plus de mille travailleurs pour environ 200 maisons, les niveaux de rayonnement étaient encore supérieurs au seuil fixé par le gouvernement. Et aujourd’hui ? Nous avons constaté très peu de changement. Les niveaux de rayonnement sont presque identiques, avec 40% des 5600 points de mesure installés le long de la route affichant un niveau toujours supérieur au seuil maximum.

Ceux qui peuvent se le permettre ne retourneront toutefois pas chez eux, à l’image de Mme Watanabe, qui ne retrouvera jamais sa belle maison et son verger dans les montagnes, sévèrement contaminés par le désastre de Fukushima. Elle préfère vivre en sécurité dans un tout petit appartement, tout en assumant les frais de construction d’une nouvelle maison ailleurs, plutôt que de risquer sa santé sur un terrain qu’elle a tant aimé.



Un constat identique à Fukushima City, à 60 kilomètres de la centrale nucléaire de Fukushima Dai-ichi. Une zone située près de la gare ferroviaire qui vient d’être décontaminée. Un grand pas a été fait. Mais on se demande néanmoins pourquoi les citadins ont été exposés inutilement aux rayonnements durant tout ce temps. Et encore, il existe de nombreuses zones où la contamination est encore pire, par exemple à l’entrée de l’hôpital de la ville, où une irradiation de plus de 10 msv/h a été mesurée à 10 cm de la surface de la terre, ou près du fleuve, un endroit très populaire.

Sur le parking situé près de notre hôtel, tout semble a priori en ordre. Mais à 6 mètres de notre premier point de mesure, notre dosimètre s’emballe et va bien au-delà du seuil fixé par le gouvernement. Le niveau de césium radioactif mesuré par terre est environ douze fois et demie plus élevé que la limite fixée pour qualifier une substance de déchet radioactif. Un tel niveau de radioactivité exige, officiellement, le port d’un équipement de protection personnel et une autorisation nationale. Je dis bien officiellement car dans les faits, ce parking est accessible, à portée de main. Comme à chaque endroit en passe d’être décontaminé, les sacs de déchets nucléaires s’entassent dans la ville de Fukushima. Ce qui était un jour des jardins privés ressemble désormais à des décharges.



Iitate, où nous étions 10 jours après le début de la catastrophe, fut l’un de mes autres points de chute lors de mon séjour au Japon. Un village qui avait particulièrement été contaminé et exposé car dénué de « barrière naturelle » - à l’instar de montages - qui aurait pu bloquer une partie des retombées radioactives.

A Iitate, j’ai été frappé par l’intensité du trafic, avec cette différence que les voitures transportent dorénavant des travailleurs chargés de la décontamination – je les estime à 1000 - et les camions des déchets radioactifs. Quand j’observe ces scènes, j’ai vraiment l’impression qu’il s’agit là d’une opération politique, conçue pour donner l’impression que le problème est « gérable », même après un désastre nucléaire. La décontamination à Iitate n’a pourtant aucune chance de faire baisser le niveau d’exposition aux rayonnements, même pas à un niveau acceptable.

C’est cela la nature écrasante et insoluble d’une crise nucléaire. Une fois qu’une grande catastrophe s’est produite, les dégâts perdurent, les conséquences sont extrêmement répandues et difficiles à réparer, les quantités de déchets générés sont énormes et il n’existe aucune solution pour s’en défaire en sécurité. De quoi littéralement détruire des communautés entières, ainsi que leur mode de vie.

Les citoyens de Fukushima sont confrontés à de grandes injustices, non seulement parce qu’ils ont tout perdu suite à une catastrophe nucléaire pour laquelle ils ne sont aucunement responsables, mais aussi parce qu’ils se voient retirer le maigre support qui leur avait été offert, à peine quelques années après le désastre, les forçant à retourner vivre dans les zones contaminées. Tout cela pour des raisons clairement politiques, dans l’optique de relancer des réacteurs nucléaires à d’autres endroits, certainement pas dans l’optique de garantir la sécurité publique. De ce point de vue, il n’y a qu’une seule politique juste et équitable : si les citoyens ne veulent pas retourner dans des villages contaminés, où ils ne pourront pas travailler dans les champs ou dans la forêt comme avant, ils doivent alors recevoir une indemnisation suffisante pour pourvoir construire une nouvelle vie ailleurs.

Or, si le gouvernement japonais obtient ce qu’il veut, de nombreuses victimes de Fukushima se verront retirer leur compensation inadéquate, mais il y aura également plus de Japonais qui vivront sous la menace d’une telle catastrophe et d’un même destin injuste et inhumain. Un risque inacceptable et inutile. Plus de trois ans après la catastrophe, les données que j’ai pu relever avec mes collègues sont pourtant on ne peut plus claires : le désastre n’est pas encore terminé. La tragédie humaine se poursuit. Les conséquences environnementales sont irrémédiables.

Le fait de placer davantage de citoyens en danger ne peut nullement être justifié, d’autant plus que le Japon s’est passé d’énergie nucléaire pendant plus d’un an et que ceci n’a pas causé de coupures d’électricité. Ce pays a clairement le potentiel pour être un leader en énergies renouvelables et peut répondre à ses besoins énergétiques sans avoir recours au nucléaire. Redémarrer des réacteurs dans un pays qui est situé sur la Ceinture de feu du Pacifique – surtout après une catastrophe comme Fukushima – est absolument insensé et absurde.

Les premiers à être confrontés à cette menace seront probablement les citoyens de la préfecture de Kagoshima, dont la majorité s’oppose à la remise en service des réacteurs de Sendai. Eux ont compris les enseignements de Fukushima. Ils savent bel et bien que leur vie et leurs moyens de subsistance sont en danger. Aux autorités de la préfecture de Kagoshima d’en faire de même et de rejeter la proposition de redémarrage des réacteurs de Sendai.