Voyager en Afrique est une expérience mitigée.  J’apprécie toujours autant la chaleur de mes congénères africains, l’humanité qui imprègne la vie quotidienne et les mystères de l’Ubuntu. Mais il y a le revers de la médaille. Si la pauvreté et la qualité de vie se mesurent au niveau d’accès à l’eau potable, aux soins de santé de base, aux routes et aux infrastructures, alors la plupart des pays africains sont pauvres et plus de 50 % des Africains vivent probablement dans une pauvreté abjecte. 

La Guinée n’est pas une surprise pour moi de ce point de vue. Nous arrivons à Conakry à la tombée de la nuit, à l’heure où le soleil se couche sur les toits rouillés et les routes boueuses. Je comprends immédiatement que nous sommes ici dans un autre de ces pays où les populations, bien que chaleureuses et hospitalières, doivent trimer pour gagner leur pitance et désespèrent d’accéder enfin aux services de base. J’espère qu’au moins l’état des pêches en Guinée peut constituer un motif d’espoir pour une population qui dispose d’un vaste littoral, mais qui est visiblement appauvrie.

fishing vessels in Guinea

Le lendemain matin, je suis impatiente d’embarquer à bord de l’Esperanza. Il est 9 heures locales lorsque j’arrive au port. Je suis accueillie par un sympathique commandant de marine. L’Esperanza n’est pas le long du quai. Je patiente en compagnie de mon nouvel ami. Nous parlons d’économie, de politique et de l’état de la nation. Il fanfaronne à propos des richesses de son pays :

 « Vous savez, la Guinée est le premier pays exportateur de bauxite au monde. Nous avons de l’or, des diamants et que sais-je encore. » Chaque mot est teinté de cette belle arrogance de la langue française. Il dit également le plus grand bien du secteur des pêches. « Nous avons chassé tous les pirates et les navires pratiquant la pêche illégale », soutient-il.  Il savoure chaque bribe de notre conversation, ainsi que l’opportunité rare de parler français.

Après plus de quatre heures d’une conversation intense, j’embarque enfin à bord du navire de Greenpeace. A mes côtés se trouvent trois responsables des services des pêches guinéens. L’Esperanza sillonne actuellement les côtes ouest-africaines afin de documenter la menace que la surpêche fait peser sur l’environnement marin et la sécurité alimentaire de millions d’Africains qui vivent du poisson. Nous devons, au cours des neuf prochains jours, effectuer une surveillance conjointe avec les autorités locales.

En quittant le port, j’espère trouver la vie marine et les pêcheries de ce pays en bon état. Je me contenterais de la moitié de ce que me disait le commandant quelques heures plus tôt. Au cours des premières 48 heures, tout semble normal. Les responsables et l’équipage arraisonnent quelques navires qui se révèlent être tous en règle. Mais, alors que je commence à croire que ce riche océan pourrait représenter une source d’espoir pour la Guinée, nous tombons sur le premier cas de pêche illégale, puis sur un deuxième, un troisième et un quatrième. Il s’agit surtout de navires chinois transportant des ailerons de requins, de pêche dans des zones non autorisées ou d’utilisation de filets à mailles trop petites.  Plus les mailles du filet sont petites, plus il est facile de capturer les plus petits poissons ou les juvéniles.

Quelques navires pêchent illégalement dans les eaux d’Afrique de l’Ouest, mais le cœur du problème demeure le nombre de bateaux qui exercent leur activité légalement. Le Sénégal a délivré une licence à 110 chalutiers, la Guinée à 70, la Guinée Bissau à 160 et la Sierra Leone à 143. En extrapolant, l’on pourrait arriver à bien plus de 500 chalutiers pêchant légalement le long des côtes ouest-africaines.

jeter du poisson par dessus bord

Cela signifie que très peu de poissons sont laissés aux petits pêcheurs locaux et aux millions d’Africains qui vivent de cette ressource. Cette situation a poussé de nombreux pêcheurs locaux à recourir à la pêche aux poissons « tombés du ciel ». J’utilise cette formule pour décrire la pratique qui consiste pour les bateaux de pêche artisanaux à attendre que les chalutiers rejettent des poissons morts par-dessus bord. Ils se ruent alors dessus, sautant de leurs bateaux pour attraper les poissons voletant du pont des chalutiers vers la mer. Ce spectacle est tellement pénible à regarder et en dit long sur leurs filets vides, les poissons morts et la perte de moyens de subsistance pour de nombreux pêcheurs artisanaux.

Mais les déboires des pêcheurs artisanaux vont bien au-delà de cela. Durant l’expédition, nous nous entretenons avec des pêcheurs artisanaux naviguant en haute mer. Ils nous racontent comment les filets des pêcheurs locaux sont constamment détruits ou entraînés par des chalutiers, comment ces derniers pêchent dans des zones initialement réservées à la pêche artisanale et comment eux n’arrivent plus à trouver de poisson. Cela les pousse à s’aventurer en haute mer, au-delà d’espaces où on s’attendrait à voir de si petites embarcations.

pêcheurs artisans en guinée conakry

Nous parlons aussi à des marins africains à bord de bateaux de pêche et leurs récits sont encore plus poignants. Leurs conditions de vie sont déplorables : certains n’ont qu’un repas par jour, l’eau est parfois rationnée et certains dorment sur des lits en carton. Au cours d’un entretien, un marin nous explique comment il compte répartir la pêche du jour. Le meilleur poisson est destiné à l’exportation et les rejets au marché guinéen. Nous discutons également avec un observateur de pêche à bord, un homme affichant 20 ans de carrière sur des flottes étrangères. Son travail consiste à s’assurer que les pratiques des navires étrangers en mer sont conformes à la législation locale. Il dénonce les graves irrégularités qui ont cours en mer. Il nous révèle avoir rédigé des tonnes de rapports en deux décennies de carrière, en vain.

Le chaos dans les eaux ouest-africaines montre que les gouvernements de la région disposent de capacités très limitées pour surveiller leurs eaux. Mû par des ambitions économiques, ils ont accordé à tour de bras des licences à des bateaux étrangers qui pillent impitoyablement la mer, ne laissant aux locaux que des déchets. Se peut-il que ces gouvernements n’en aient vraiment à faire ? Pourquoi des pays qui ont si peu donneraient-ils tant au détriment de leurs populations ? J’ai médité sur tant de questions, auxquelles je n’ai pu trouver aucune réponse. La vérité est que la corruption règne presque partout en Afrique, mais les faits en cause ici dépassent la réalité de la corruption qui touche la plupart des pays africains. C’est une pure guerre des ego et l’absence de volonté de collaborer entre les États qui compromettent la capacité des pays de la région à protéger leurs eaux et leurs ressources halieutiques.

En travaillant ensemble, les pays ouest-africains pourront mettre en place un système de traque plus efficace, évaluer le volume de leurs stocks et convenir des quantités de poissons qu’il serait raisonnable de laisser les flottes de pêche capturer tout en garantissant une nourriture suffisante aux communautés locales. Et d’ici à ce que cela arrive, nous espérons que quelqu’un fera le travail.

En quittant l’Esperanza, je dis au revoir à mon ami le commandant et lui parle de ce que nous avons découvert en mer. Le trajet vers l’aéroport est un autre rappel solennel et douloureux du désespoir de mes congénères africains. Mais je quitte l’Esperanza avec un immense sentiment d’espoir. Il y a beaucoup plus de bateaux de pêche dans les eaux ouest-africaines que l’océan ne peut en supporter. De nombreux navires violent la loi et pêchent dans des zones non autorisées et beaucoup plus encore pratiquent la pêche illégale. Mais, au moment où je quitte le pays, je sais que pour chaque navire intercepté, pour chaque arrestation effectuée, un poisson dormira cette nuit.

 


L’Esparanza sillonne actuellement les côtes ouest-africaines afin de documenter la menace que la surpêche fait peser sur l’environnement marin et la sécurité alimentaire de millions d’Africains qui vivent du poisson. Aidez-nous à protéger les moyens de subsistance des pêcheurs africains maintenant !

 

Par Mbong Akiy Fokwa Tsafack , Responsable de communications, Greenpeace Afrique