Comment influencer une réunion des Nations Unies et donner le feu vert au grand pillage des océans
Dans un épisode précédent, nous vous avons présenté GSR, une société belge, filiale de DEME, impatiente de profiter d’une nouvelle ruée vers l’or au fond du Pacifique. Nous avons mis en évidence les risques environnementaux et climatiques associés à l’exploitation minière en eaux profondes, alors que l’Autorité internationale des fonds marins (ISA) négocie à Kingston un code minier qui pourrait autoriser leur exploitation à grande échelle.
Lorsque nous avons demandé aux ministères belges leurs échanges avec GSR, nous n’imaginions pas la mine d’or que nous allions découvrir.
Nous avons découvert un éventail impressionnant de techniques de lobbying utilisées par GSR. Celles-ci peuvent être classées en catégories, ou chapitres, formant ensemble un véritable b.a.-ba des tactiques à appliquer pour influencer un sommet international et corédiger la législation destinée à réglementer vos activités.
Petit manuel de lobbying, par GSR
Choisir la musique pour danser
GSR ne se contente pas de faire du lobbying. Elle dirige la fête, elle « choisit la musique pour danser ».GSR sème des idées, cherchant à orienter la position de la Belgique dans les négociations internationales, bien avant que le gouvernement n’ait formulé son propre point de vue. L’entreprise ne se contente pas de réagir à une politique, elle écrit elle-même la partition qu’elle aimerait voir le gouvernement jouer.
Un exemple frappant de cette ambition de déterminer l’agenda se retrouve dans une proposition d’août 2023 envoyée par GSR au ministère des Affaires étrangères. Dans cette proposition, GSR suggère de nommer ce qu’elle appelle un « super facilitateur » auprès de l’Autorité internationale des fonds marins afin d’accélérer l’achèvement du code minier. (1) Non seulement GSR avance cette idée, mais elle semble également tenter de façonner la position officielle de la Belgique en affirmant que le gouvernement belge partage la frustration de GSR quant à la lenteur des négociations. En substance, GSR pousse apparemment la Belgique à se montrer impatiente de commencer l’exploitation minière, une position qui s’aligne aux intérêts propres de l’entreprise. Si le ministère a répondu qu’il examinerait cette idée en interne, l’origine de la proposition est révélatrice : elle n’émane pas d’une initiative gouvernementale, mais de l’entreprise bien placée pour en tirer le plus grand profit. (2)
Ce modèle d’influence exercée par l’entreprise ne se limite pas à l’ISA. Dans un autre incident révélateur, DEME envoie un courrier électronique au gouvernement belge concernant un projet de résolution à l’Assemblée des Nations Unies pour l’environnement. Dans ce message, DEME insiste sur le fait que le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) n’est pas habilité à s’occuper de l’exploitation minière en eaux profondes et prévient que l’implication du PNUE « fragmenterait » le débat international. La résolution finale omet toute référence à l’exploitation minière, comme l’avait demandé DEME. Le rôle exact de la Belgique reste flou, les négociations s’étant déroulées à huis clos.
Peut-être le plus révélateur : dans un courriel de janvier 2024, DEME propose que la Belgique se serve de sa prochaine présidence de l’UE pour faire avancer une stratégie minière anti-Chine et pro-européenne. L’entreprise suggère d’organiser des réunions précises et d’adopter des voies politiques particulières. Elle affirme avoir déjà discuté de ces idées avec des membres du Parlement européen et fait pression en déclarant que « la Belgique pourrait faire beaucoup plus ». (3) Il s’agit là encore d’un brillant exemple d’une entreprise qui demande à un État souverain d’agir et de suivre son exemple.
Le meilleur moyen d’être d’accord avec les règles : les rédiger soi-même
GSR s’assure également que rien ne pourra la retenir lorsqu’elle mettra le pied à l’étrier et commencera l’exploitation minière à grande échelle des fonds marins. En effet, en ce qui concerne les réglementations internationales sur l’exploitation minière en eaux profondes, GSR ne se contente pas de jouer le jeu : elle veut écrire l’ensemble des règles. Dans sa correspondance avec le gouvernement belge, GSR sape les normes environnementales à plusieurs reprises et affaiblit les propositions de réglementation.
GSR fait pression pour que des protections vitales soient retirées du code minier. Elle s’oppose aux études d’impact environnemental évaluées par des pairs, fait pression pour que les réglementations contraignantes deviennent des lignes directrices non contraignantes, et fait même pression sur la délégation belge pour qu’elle supprime des termes tels que « atteintes au milieu marin » et « restauration » du texte officiel. (4) Sa position semble suggérer que les dommages infligés à l’environnement sont un fait acquis et que la protection des écosystèmes devrait être considérée davantage comme une suggestion que comme une règle contraignante.
Face aux propositions visant à faire payer les entreprises pour la biodiversité qu’elles détruisent, un principe appelé « internalisation des externalités », GSR exprime sa vive opposition. Ses arguments ? Les écosystèmes des grands fonds marins n’ont pas été suffisamment étudiés pour qu’on puisse leur attribuer une valeur financière. Pour les scientifiques, c’est une raison d’appuyer sur « pause » ; pour GSR, cela semble être une raison de ne pas payer. (5)
S’incruster à la fête
Ça, c’est ce qui se passe ici, en Belgique. Mais GSR est également active de l’autre côté de l’Atlantique, en Jamaïque, au siège de l’ISA.
Normalement, lorsque l’on ne peut pas prendre place à table, on attend son tour. GSR préfère cependant une approche différente, consistant à apporter sa chaise et s’y asseoir, de préférence juste à côté des décideurs.
Lors des négociations de l’ISA, les entreprises comme GSR n’ont pas le statut de participant. Ce ne sont ni des États ni des observateurs comme les ONG et les organisations intergouvernementales. Pourtant, année après année, elles sont très présentes dans les couloirs de l’ISA. En 2019, Alain Bernard, l’ancien PDG de DEME en personne, a pris la parole au Conseil de l’ISA au nom de la Belgique et a très clairement indiqué qu’il défendait les intérêts de l’entreprise et non l’intérêt public.
GSR utilise également la technique de la porte tournante pour renforcer sa présence à Kingston. En 2018, l’entreprise a recruté Johan Vande Lanotte, ancien ministre de la Mer du Nord, qui avait signé les documents de parrainage de GSR en 2013, cette fois-ci en tant que conseiller de GSR. L’entreprise a renouvelé l’opération en 2019. (6) Mais après la polémique que cela a suscitée, GSR s’est montré un peu plus prudent. En 2020, M. Vande Lanotte a rejoint la délégation belge en tant que professeur, et plus en tant que conseiller de GSR. La question de savoir si ce changement de badge a eu un effet réel sur le programme de l’ex ministre reste ouverte.
Même quand GSR ne fait pas officiellement partie de la délégation belge, elle trouve toujours un moyen de s’incruster dans le processus. L’entreprise a envoyé des courriels aux ministères pour demander l’accès à des groupes de travail informels sur l’environnement (« Straf dat we hier niet bij betrokken zijn » – « C’est incroyable que nous n’en fassions pas partie »), fait pression pour participer aux discussions intersessions en tant qu’« experts désignés », et même obtenu de la Belgique qu’elle tente de modifier les règles de l’ISA afin que les contractants puissent obtenir le statut d’observateur – ce qui leur permettrait de prendre directement la parole lors des négociations. (7)
À chaque fois, GSR est déterminée non pas seulement à influencer les règles, mais à être physiquement présente dans la salle où elles sont écrites. GSR montre qu’elle sait exactement comment utiliser le système, que ce soit en se frayant un chemin dans les couloirs de l’ISA ou en demandant des faveurs à des alliés politiques. Mais ses efforts ne se limitent pas au monde politique. Pour renforcer encore son emprise, GSR a jeté son dévolu sur le monde scientifique.
Placer ses pions
Voilà une autre partie cruciale de cet échiquier : l’arène où les scientifiques se rencontrent. Aujourd’hui, de nombreuses voix s’élèvent en faveur d’un moratoire sur l’exploitation minière en eaux profondes. Parmi celles-ci, il y a les scientifiques qui rappellent que ces eaux profondes sont inexplorées, regorgent de choses encore à découvrir. Pour les scientifiques, dépouiller les fonds marins de toute vie serait imprudent.
Ces voix-là gâchent la fête pour les entreprises qui attendent le feu vert. Pour GSR, la tâche semble donc claire : trouver des scientifiques. Les soutenir financièrement. Leur donner un coup de main. Les emmener sur leurs navires dans le Pacifique, pour faciliter leurs recherches et montrer leurs grosses machines. (8) En échange, vous recevrez des publications sur l’exploitation minière en eaux profondes, ainsi qu’une liste de toutes les conférences, publications universitaires et même tweets traitant du sujet que vous avez choisi. Un contenu que vous pourrez à loisir replacer lors des débats clés dans les sphères du pouvoir international.
L’un des exemples les plus flagrants date de la fin de l’année 2024, lorsque le ministère de la Santé belge (Service Milieu Marin) contribue à la nomination d’un scientifique ayant des liens avec GSR au sein du Conseil consultatif scientifique des Nations Unies sur l’exploitation minière en eaux profondes. Ce panel est censé prodiguer des conseils indépendants au Secrétaire général des Nations Unies.
Lors d’une réunion virtuelle avec le ministère, 8 novembre 2024, GSR a partagé ses préoccupations concernant un prétendu déséquilibre du Conseil. L’entreprise affirmait qu’il y avait une « surreprésentation des scientifiques alignés sur les ONG ». En réponse, un fonctionnaire du ministère a contacté un scientifique figurant sur la liste pour vérifier ces affirmations et lui faire part de ces préoccupations. Ce scientifique a par la suite proposé d’élargir le groupe afin d’y inclure un éventail plus diversifié de points de vue. Cette proposition pourrait être comprise comme celle d’ajouter plus de scientifiques alignés sur l’industrie au Conseil. Quelques jours plus tard, le ministère a été informé que le groupe avait effectivement été élargi. Les courriels échangés entre GSR et le ministère à la suite de la nomination du candidat favori de GSR soulèvent de sérieuses questions, marquées par les joyeux « Tadaaa… thanks! » (« Tadaaa… merci ! ») de GSR et « Proficiat met je benoeming ;-) » (« Félicitations pour ta nomination ;-) ») du ministère. Bien que le ministère affirme n’avoir pris aucune mesure formelle ou informelle pour influencer la sélection, cet épisode illustre la manière dont les entreprises peuvent utiliser des canaux informels pour influencer la composition d’organes scientifiques censés être indépendants.
Il convient de noter que les pressions exercées par GSR pour obtenir des nominations ne sont pas toujours couronnées de succès. En septembre 2023, l’ISA a créé un groupe d’experts intersessions chargé d’élaborer des valeurs environnementales seuils contraignantes et a invité les parties prenantes à soumettre des candidatures. GSR a proposé trois candidats au Secrétaire général de l’ISA, dont son propre directeur du développement durable et un professeur du MIT, allié de longue date de GSR et doté du statut d’observateur auprès de l’ISA. (9) GSR a ensuite contacté les ministères belges par courrier électronique pour demander que le gouvernement soutienne ses candidats. Le ministère a fait remarquer à GSR que sa demande avait été faite à la dernière minute et qu’il avait son propre candidat, mais qu’il pourrait envisager de soutenir les candidats de GSR pour autant que cela n’affaiblisse pas la position du candidat belge. Finalement, le ministère a rejeté la demande de GSR parce que les experts proposés n’étaient pas des ressortissants belges. Il s’agit là d’un exemple positif de cas où le ministère a résisté face à un abus d’influence.
Perfectionner son « Love bombing »
GSR n’hésite pas à faire savoir directement qu’elle veut mener la danse. Invitée à formuler des commentaires, GSR affirme ainsi par exemple qu’elle « estime qu’il est important de souligner que GSR est également une partie prenante belge/UE/ISA et que nombre de nos interventions ont été faites dans le contexte de consultations visant à obtenir des contributions de plusieurs parties prenantes, auxquelles Greenpeace et d’autres ONG participent également. »
Cette déclaration soulève plusieurs questions. Premièrement, la grande majorité des activités de lobbying mises en évidence ne découlent pas d’une invitation envoyée par les ministères à GSR, mais plutôt d’initiatives proactives de GSR visant à influencer les autorités publiques. Rien de particulièrement surprenant, nous l’admettons, puisque de telles actions sont monnaie courante parmi les entreprises qui cherchent à maintenir leur business model. Toutefois, il est important de faire la distinction entre les différentes parties prenantes concernées : GSR les place toutes sur le même pied d’égalité, partant du principe qu’elles devraient toutes avoir la même possibilité d’exprimer leur point de vue sur la question de l’exploitation minière en eaux profondes. Or, ce qu’elle omet de préciser, c’est que GSR est la seule à avoir un intérêt financier direct dans cette affaire. Cela fausse inévitablement son point de vue et constitue un conflit d’intérêts.
Une autre différence est la façon dont GSR, qui a un intérêt direct dans l’issue des négociations, bénéficie d’un accès permanent aux autorités belges. Rappelons que nous avons compté 929 échanges de courriels, pour 4816 pages de documents et correspondance, au rythme moyen de près de cinq courriels par semaine. Enfin, la nature de la relation existant entre GSR et les ministères diffère fondamentalement de la relation qu’ils entretiennent avec les autres parties prenantes. Un concept clé permet d’expliquer cette hiérarchie : celui de « contrôle effectif ». GSR semble traiter les ministères comme s’ils étaient là pour servir cette entreprise, plutôt que d’agir en tant qu’organismes de contrôle, comme le prévoient les dispositions internationales. L’esprit du « contrôle effectif » prévu par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (partie XI et annexe III), un principe destiné à s’assurer qu’un État qui patronne une entreprise exerce une emprise véritable sur l’entreprise qu’il surveille, semble ainsi rendu essentiellement caduc.
L’État qui la patronne se porte garant de toutes les activités de l’entreprise et veille à ce qu’elle respecte toutes ses obligations internationales (Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, annexe III, article 4, paragraphe 4). Il s’agit d’un devoir de diligence : l’État qui patronne une entreprise doit surveiller de près cette entreprise qu’il soutient. Et cela dans son propre intérêt : c’est en effet lui qui paie la facture si l’entreprise patronnée cause des dommages (Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, art. 139). Il ne s’agit pas d’un patronage de complaisance. Du moins, pas en théorie.
Ce qui ressort de notre analyse des échanges entre GSR et les ministères belges est une dynamique dans laquelle GSR tente de prendre le controle. Lorsqu’il est interrogé sur le sujet, le ministère des Affaires étrangères insiste invariablement sur son indépendance et sur le fait qu’il ne se laisse pas influencer par le lobbying de GSR. Il répond notamment ceci : « Uiteraard staat het GSR vrij om voorstellen te doen die zij wenst, afhankelijk van haar visie op de kwestie. Dit betekent niet dat deze suggesties door de FOD Buitenlandse Zaken worden overgenomen of verwerkt. » (« Bien entendu, GSR est libre de faire les propositions qu’elle souhaite en fonction de son point de vue sur la question. Cela ne signifie pas que ces suggestions seront adoptées ou traitées par le SPF Affaires étrangères. ») (10) Le ministère de la Santé réagit de la même façon, affirmant que sa « collaboration avec GSR est constructive, même s’ils n’ont pas toujours la même position » et précisant qu’il y a des exemples de cas où les deux parties étaient en désaccord. (11) Nous ne prétendons pas que les ministères façonnent leurs points de vue uniquement sur la base des contributions de GSR. Mais nous constatons cependant que GSR prend une place trop importante au sein des ministères responsables de la position de la Belgique sur l’exploitation minière en eaux profondes.
Aussi déconcertants nous paraissent-ils, ces agissements semblent être devenus la norme en interne. Si une situation absurde se répète assez souvent, ou si vous restez dedans assez longtemps, vous constaterez que votre sens de la normalité se modifie doucement. Cela rappelle la légende urbaine de la grenouille dans l’eau chaude. Si on met une grenouille dans une casserole d’eau froide et qu’on la fait chauffer lentement, la grenouille restera là, sans remarquer le changement, jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Par contre, si on la jette directement dans l’eau bouillante, elle bondira aussitôt pour en sortir. Cette image vient à l’esprit lorsque l’on pense à la relation de GSR avec ses ministères de tutelle. GSR semble avoir perfectionné l’art du « love bombing » (« bombardement d’amour ») : bombarder les ministères de milliers de courriels et maintenir un flux incessant de contacts et de louanges et un flot écrasant d’informations apparemment « utiles » destinées à cultiver la connexion, à brouiller l’objectivité et à noyer les autres points de vue.
Chaque fois que les médias parlent de minéraux critiques ou d’exploitation minière en eaux profondes, un lobbyiste de GSR s’empresse d’appuyer sur le bouton « envoyer ». Qu’il s’agisse du Times qui remet en question la position de la Belgique sur les négociations de l’ONU ou d’un nouvel article universitaire qui donne une image positive de l’exploitation minière en eaux profondes. Quelle que soit la pertinence ou l’indépendance d’une information,GSR la partage, inondant les boîtes mail des ministères belges de liens, de rapports et d’informations rassurantes.
Les lignes entre les rôles deviennent parfois tellement floues, que cela conduit à des situations confuses. Le ministère de la Santé a ainsi transmis au GSR une présentation critique contre l’exploitation minière en eaux profondes. Le GSR a alors produit rapidement une réponse critique, que le ministère a proposé proactivement de partager avec les autres parties prenantes au sein des ministères belges. (12) Il ne s’agit pas d’un appel public à commentaires adressé aux scientifiques ou aux ONG. Cela ressemble à une ligne directe reliant le département des relations publiques de GSR et les responsables politiques belges. (13)
Et l’offensive de charme ne s’arrête pas au démenti des nouvelles. GSR partage sans relâche un torrent d’articles, de publications universitaires, de rapports de l’industrie et d’articles d’opinion. Qu’il s’agisse des perspectives énergétiques de l’AIE, des opinions d’Elon Musk sur les véhicules électriques chinois ou des inquiétudes concernant l’extraction du nickel en Indonésie, chaque élément de contenu est formulé pour renforcer le discours de GSR, à savoir que le monde a désespérément besoin de l’exploitation minière des fonds marins.
Cette stratégie du love bombing colonise l’attention. Elle crée un monopole d’information dans lequel les autres opinions sont noyées et en raison duquel les politiques gardent à l’esprit la position de GSR et ses préférences en matière de politiques publiques.
Passer de la carotte au bâton si nécessaire
Dernièrement, le ton de GSR s’est durci. Il est même devenu menaçant. GSR ne peut plus cacher son impatience. Le 14 janvier 2025, GSR et d’autres contractants ont écrit au président du Conseil de l’ISA. Dans le courrier, ils expriment leurs « préoccupations concernant le retard dans la transition des activités vers la phase d’exploitation dans la Zone et […] demandent instamment au Conseil de finaliser pour 2025 le processus d’adoption de la réglementation relative à l’exploitation ». Ils expliquent aussi avoir réalisé de lourds investissements sur la base de « la confiance légitime créée » par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer et l’ISA au moment où ils ont signé leurs contrats de prospection. Maintenant que de nombreux contrats arrivent à leur terme (neuf en 2026 et trois en 2027), ces entreprises ne voient pas d’autre suite logique que de poursuivre en exploitant les ressources des fonds marins. Si nous lisons entre les lignes, il nous apparaît très clairement que cela ressemble à une menace légale. Ces entreprises énumèrent les obligations légales de l’ISA, qui doit concevoir un code minier pour 2025. Ils partent du principe que si l’ISA ne le faisait pas, elle précipiterait ces entreprises dans une instabilité et une incertitude supplémentaires, ce qui serait « contraire aux principes de justice et d’équité de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, tels qu’ils se reflètent en particulier dans le mandat de non-discrimination prévu à l’article 152 et dans l’exigence de bonne foi prévue à l’article 300 ». Ils terminent par ce qui semble être une menace juridique: « Nous prions donc respectueusement le Conseil de se conformer à sa décision ISBA/28/C/24 et de finaliser pour 2025 le processus d’adoption de la réglementation relative à l’exploitation afin (entre autres) de ne pas violer la confiance légitime des contractants dans le cadre de la garantie d’un traitement juste et équitable, comme l’exigent la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer et nos contrats. » (14)
La politique du fait accompli
Ce qui ressort de cette menace, c’est l’apparente impatience des entreprises à lancer des opérations minières dès que possible, quel qu’en soit le coût. Elles semblent avoir suffisamment investi et vouloir désormais récolter les fruits de leurs investissements. Ou plutôt les nodules. GSR semble vouloir d’abord exploiter les ressources minières et seulement ensuite se pencher sur l’impact environnemental de son activité. Dans un courriel daté du 7 février 2024, GSR a envoyé à plusieurs ministères et parties prenantes une note expliquant son raisonnement : elle privilégie l’utilisation du « contrôle de validation » lors de l’exploitation elle-même à des tests réalisés avant l’obtention de son permis d’exploitation. GSR propose donc de remplacer l’exploitation minière expérimentale par un contrôle de validation effectué pendant la phase initiale de l’exploitation commerciale, tout en autorisant les contractants à traiter et à vendre les nodules pendant cette période de contrôle, et cela afin de compenser les coûts. Cette approche, que GSR présente comme plus rigoureuse sur le plan environnemental et plus équitable sur le plan économique, prévoit la réalisation d’un contrôle de validation pendant 3 à 12 mois une fois l’exploitation commerciale en régime permanent atteinte, avec la mise en place de mécanismes d’arrêt contractuels visant à interrompre les opérations en cas de non-respect des obligations environnementales. Cette approche, qui entérinerait le principe de ne réaliser les évaluations d’incidence qu’après le début de l’exploitation, irait à l’encontre du principe de précaution et du mandat de l’ISA en vertu de l’article 145 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, qui est d’assurer une protection efficace de l’environnement marin.
Un consensus scientifique souligne la gravité de ce débat : il a été démontré que même l’exploitation minière expérimentale à petite échelle au cours de la prospection causait des dommages irréversibles aux écosystèmes des grands fonds marins. Ainsi, une destruction des habitats et la persistance de panaches de sédiments ont été constatés, avec des délais de récupération qui se mesurent en décennies plutôt qu’en mois ou en années. (15) La période de contrôle de validation de 3 à 12 mois proposée par GSR est donc totalement insuffisante, puisque des délais aussi courts ne permettent pas de saisir les impacts à long terme et cumulatifs de l’exploitation minière ni de fournir une base fiable pour la prise de décision. La proposition de GSR pourrait faire office de cheval de Troie, légitimant l’exploitation minière précipitée ou insuffisamment contrôlée en permettant aux contractants de tirer profit des ventes de nodules pendant la validation, ce qui pourrait engendrer des conflits d’intérêts et fausser les rapports de conformité. Les mécanismes de mise en application de l’ISA, tels qu’ils sont décrits dans le projet de règle 103, restent vagues et manquent de sanctions concrètes, ce qui soulève des questions quant à l’efficacité avec laquelle l’Autorité pourrait arrêter l’exploitation minière ou sanctionner le non-respect des obligations environnementales une fois les opérations minières en cours. (16)
Cette stratégie est un cas d’école de la politique du fait accompli : même si les responsables politiques, les législateurs et les scientifiques se coordonnaient pour mettre fin à ces pratiques, il est difficile d’imaginer que GSR abandonnerait tout simplement après avoir investi autant : selon la propre analyse de GSR, le contrôle de validation représenterait cinq fois l’investissement nécessaire pour l’exploitation minière expérimentale et coûterait 500 millions de dollars. Cela reviendrait à construire une maison sans permis de bâtir et à refuser de la démolir une fois qu’elle est construite. C’est également une préoccupation dont le ministère de la Santé a fait part à GSR en décembre 2024 : il craint qu’en attribuant des contrats d’exploitation avant que les évaluations d’impact environnemental n’aient eu lieu, « al heel hoge verwachtingen bij de Contractor zullen zijn (« we hebben ons contract, nu kunnen ze niet meer terug ») » (« la confiance des contractants soit très élevée : “nous avons notre contrat, maintenant ils ne peuvent plus faire marche arrière” »).
Conclusion
L’objectif de ces entreprises est clair : générer des profits à tout prix. En cela, elles ne sont pas différentes des acteurs de l’industrie des combustibles fossiles. Ce qui nous dérange, au-delà de la destruction évidente qu’elles causeront à notre planète et donc à l’humanité et aux espèces avec lesquelles nous entretenons une dynamique vitale complexe et fragile, c’est la façon dont elles nous trompent. Elles se positionnent en leaders de la transition énergétique, prétendant résoudre la crise climatique avec des solutions censées être plus propres, tout en alimentant la course incessante à la surconsommation.
Et pourtant, cette industrie ne remplacera pas l’exploitation minière terrestre. Elle ne mettra pas fin à la destruction provoquée par les mines de nickel en Indonésie. GSR et les autres ont été clairs : ils n’appliqueront pas des normes plus strictes que les compagnies d’exploitation minière terrestre, car cela serait injuste. Leurs activités ne feront qu’aggraver la situation en multipliant les sources de destruction et en épuisant davantage les ressources vitales de la planète, et surtout les organismes essentiels à la vie sur Terre. Il ne fait guère de doute que GSR le sait parfaitement. Si elle était réellement attachée à la protection de l’environnement, elle ne chercherait pas à saper l’élaboration de politiques internationales ni à obtenir la nomination de ses propres scientifiques à des postes privilégiés, et elle n’inonderait pas les régulateurs de courriels pour influencer le contrôle mis en place. Elle n’exigerait pas de commencer ses activités avant que son impact environnemental n’ait été dûment évalué.
Ce que nous attendons de GSR, c’est qu’elle ait l’honnêteté d’admettre qu’elle veut se lancer dans une nouvelle activité rentable pour compenser la perte des mines « belges » – même si cela signifie priver une planète qui est déjà en train de suffoquer de sa dernière bouée de sauvetage.
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Notes:
(1) Cette situation est similaire à celle qui s’est produite lors des négociations de l’Accord sur la diversité biologique marine des zones ne relevant pas de la juridiction nationale. Invitée à formuler des commentaires, GSR déclare que « le Conseil de l’Autorité internationale des fonds marins (ISA) gagnerait à développer et à mettre en œuvre un rôle similaire de facilitateur qui aiderait à finaliser les négociations sur les règlements de l’ISA en matière d’exploitation. Nous pensons qu’un tel rôle serait bénéfique pour toutes les parties prenantes, car un cadre réglementaire solide est le meilleur moyen de protéger l’océan. »
(2) Invité à formuler des commentaires, le ministère des Affaires étrangères a clairement indiqué que la motivation de la Belgique pour s’accorder rapidement sur un code minier n’était pas de commencer l’exploitation minière dès que possible, mais de disposer d’une réglementation protectrice des fonds marins.
(3) Invitée à formuler des commentaires, GSR affirme s’inquiéter du retard pris par l’Europe et penser que les minéraux des grands fonds marins pourraient contribuer à sa recherche de l’indépendance minérale. Invité à formuler des commentaires, le ministère des Affaires étrangères insiste sur le fait que ces propositions n’ont pas influencé sa position, le ministère restant totalement indépendant.
(4) SPF Affaires étrangères, le 13/09/2022 et en 2024. Invitée à formuler des commentaires, GSR précise : « Dans le cadre d’un processus de participation publique à l’intention de toutes les parties prenantes, GSR a soumis des commentaires sur le projet de code minier. Nous pensons que Greenpeace et de nombreuses autres ONG ont également été consultées. Nous sommes convaincus que ces contributions divergentes reçues des différentes parties prenantes aboutiront finalement à une approche équilibrée. » Invité à formuler des commentaires, le Service Milieu Marin du SPF Santé publique suit le même raisonnement : « Le Service Milieu Marin veille à ce que le positionnement de la Belgique quant à l’exploitation minière en eaux profondes soit participatif et transparent. Le positionnement officiel est décidé par les pouvoirs publics concernés, par l’intermédiaire de la structure de concertation CoorMulti. Cette consultation est précédée par la possibilité pour les parties prenantes d’apporter leur contribution écrite et d’expliquer leur position au cours d’une consultation “collective”. Celle-ci a lieu principalement à l’approche d’un Conseil ou d’une Assemblée de l’ISA. Tant les contractants (notamment GSR) que les ONG peuvent y participer. »
(5) Invitée à formuler des commentaires, GSR affirme qu’elle n’aurait aucun problème avec l’internalisation des externalités si les exploitants de mines terrestres devaient également les internaliser. GSR soutient qu’il serait injuste d’imposer des normes plus strictes aux sociétés d’exploitation minière en eaux profondes alors que les sociétés d’exploitation minière terrestres ne sont pas soumises à des exigences équivalentes, et ce, conformément à l’esprit d’équité défendu par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer.
(6) https://www.isa.org.jm/wp-content/uploads/2022/06/isba-25c-crp2-plist_0.pdf Dans un commentaire, GSR conteste le rapport de l’ISA et affirme : «Le professeur Vande Lanotte est intervenu en sa qualité de professeur de droit international.»
(7) Dans un commentaire, GSR affirme être une « partie intéressée disposant d’une expertise considérable dans ce domaine, et fournissant donc des informations à toute personne concernée et, en tant que partie intéressée et experte, demande à participer à la discussion.»
(8) https://deme-gsr.com/wp-content/uploads/2023/03/GSR_FINAL_Smaller1-1.pdf, https://oceannews.com/news/science-technology/gsr-releases-publication-with-bgr-and-the-miningimpact-consortium-of-scientists/ et https://news.mit.edu/2022/sediment-deep-sea-mining-0921 Notez bien que nous ne montrons pas du doigt les scientifiques. Il est extrêmement difficile de trouver des financements pour la recherche sur les grands fonds marins.
(9) Invitée à formuler des commentaires, GSR répond à cela : « À aucun moment, GSR n’a demandé aux experts qu’elle avait désignés de produire un résultat en faveur de l’exploitation minière. » Elle insiste également sur le fait que les scientifiques qu’elle soutient sont totalement indépendants quant au contenu de leurs publications.
(10) Commentaires formulés par le SPF Affaires étrangères à l’invitation de Greenpeace, 13 juin 2025.
(11) Commentaires formulés par le SPF Santé publique à l’invitation de Greenpeace, 13 juin 2025.
(12) Invité à formuler des commentaires, le SPF Santé publique répond à cela : « Le Service Milieu Marin estime qu’il est important de vérifier les informations auprès des différentes parties prenantes. Par conséquent, à moins qu’une telle présentation n’ait reçu un cachet de confidentialité (ce qui n’était pas le cas pour la présentation en question), le Service Milieu Marin part du principe que cela constitue une étape essentielle de la collecte d’informations pour étayer une position belge sur l’exploitation minière en eaux profondes. Nous soulignons également que cette vérification auprès de GSR n’a pas conduit à une modification de la position de la Belgique concernant l’exploitation minière en eaux profondes. » Nous n’avons pas le souvenir que le SPF Santé publique ait offert à Greenpeace la même possibilité de commenter les documents de GSR de la même manière que GSR a pu commenter les documents des ONG.
(13) Invité à formuler des commentaires, le SPF Santé publique répond à cela : « Concernant l’existence de lignes directes entre les parties prenantes et le collaborateur du Service Milieu Marin. Il existe en effet une coopération constructive entre le Service Milieu Marin et GSR, mais on peut en dire autant de la coopération entre ce collaborateur et un certain nombre d’ONG (…). Le Service Milieu Marin a déjà eu des échanges bilatéraux par courrier électronique, appels téléphoniques et réunions avec tous les représentants des ONG susmentionnées. S’écouter mutuellement n’implique pas d’adopter la position de l’autre. » Pour rappel, la correspondance entre GSR et les ministères belges représente 929 courriels ou 4816 pages, soit une moyenne de près de 5 courriels par semaine.
(14) Invitée à formuler des commentaires, GSR répond à cela : « Ce courrier demande simplement que des règlements soient adoptés conformément au mandat de l’ISA en vertu de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, et non que l’exploitation minière commence. Au risque de nous répéter, nous soulignons une fois de plus que, de l’avis de GSR, la meilleure façon de garantir la protection de l’environnement est de mettre en place une réglementation stricte qui régit la manière dont l’exploitation minière peut ou ne peut pas se dérouler. GSR a toujours poussé à l’adoption de règlements responsables qui fournissent un ensemble de règles à suivre et qui assurent une protection efficace de l’environnement marin, et non de règlements qui autorisent l’exploitation minière à tout prix. »
(15) https://noc.ac.uk/news/environmental-impact-deep-sea-mining-can-last-decades, https://www.greenpeace.org/aotearoa/press-release/new-deep-sea-mining-study-shows-ecosystem-recovery-from-mining-could-take-centuries/, https://www.jpi-oceans.eu/sites/jpi-oceans.eu/files/MI2_FinalReport_Publishable_web_2023.pdf
(16) Voir l’analyse du projet de règle 103 par Pew Charitable Trusts https://www.isa.org.jm/wp-content/uploads/2022/12/COMPILATION-IWG-ICE-Proposals-PartXI-March-29.pdf