L’agence de politique énergétique la plus influente au monde vient tout juste d’adopter une position qui, il y a seulement quelques années, aurait été rejetée et qualifiée extrême.

Contrairement aux rapports de la plupart des groupes de réflexion, ce que dit l’Agence internationale de l’énergie (AIE) importe, dans la vraie vie. Les gouvernements et les investisseurs s’appuient sur son rapport annuel intitulé World Energy Outlook pour orienter leurs décisions en matière de politique et d’investissement.

Le 18 mai donc, l’AIE a publié un rapport expliquant comment le monde peut atteindre des émissions de gaz à effet de serre « zéro nettes » d’ici 2050. Les scientifiques estiment que cet objectif est nécessaire pour éviter les pires effets des changements climatiques, et c’est aussi l’objectif qui a été fixé par les gouvernements (dont le Canada) qui représentent 70 % de l’économie et des émissions mondiales.

Ce n’est pas tant que l’AIE s’est découvert un côté environnementaliste et a la défense de notre terre à cœur. Elle a été créée à la suite de la crise pétrolière de 1973 afin de fournir à ses États membres des conseils sur la manière d’assurer leur sécurité énergétique. Pendant des décennies, elle a établi une corrélation entre la sécurité et un investissement accru dans le pétrole, le charbon et le gaz.

Ce n’est maintenant plus le cas, car la crise climatique change notre compréhension de la sécurité.

« Il n’est pas nécessaire d’investir dans de nouvelles sources d’énergie fossile dans le cadre de notre trajectoire nette zéro », a annoncé l’AIE en gros caractères. À compter de 2021, tous les gouvernements devraient cesser d’approuver l’ouverture de nouvelles mines de charbon ou de nouveaux champs pétroliers et gaziers et planifier une réduction rapide, mais ordonnée, des activités existantes.

De plus, ils devraient interdire l’installation de fours à gaz dans les nouveaux bâtiments d’ici 2025, voir à ce qu’il n’y ait plus de nouvelle voiture à essence ou diesel d’ici 2035, quadrupler le rythme de construction des parcs solaires et rénover les bâtiments existants pour qu’ils soient exempts de combustibles fossiles.

Ce ne sera pas facile, mais l’AIE précise que la voie qu’elle propose permettrait de créer plus d’emplois, d’améliorer les conditions de les conditions de santé grâce à une baisse des niveaux de pollution atmosphérique, de renforcer l’économie et de favoriser l’équité par rapport à l’approche habituelle.

C’est le genre d’arguments que Greenpeace répète depuis des années. Lors d’un débat sur CBC Radio en 2014, l’ancien ministre de l’Énergie de l’Alberta et actuel député conservateur Ron Liepert m’a traité à plusieurs reprises d’« extrémiste » pour avoir demandé de mettre fin aux nouveaux projets de combustibles fossiles.

Le fait que l’AIE, la définition même d’ « organe conventionnel », fait maintenant valoir ces mêmes arguments change la donne.

Liam Denning, chroniqueur au Bloomberg News, spécialisé en énergie, souligne que l’approbation de l’AIE créera un contexte et une pression accrue sur les investisseurs pour qu’ils accélèrent leur abandon des combustibles fossiles.

« Voilà pourquoi le rapport de l’AIE est pertinent, écrit Denning. Il donne à un gestionnaire de fonds un argument, une protection supplémentaire pour justifier un vote contre la direction, une justification que ne procure pas un appel à l’action de Greenpeace ou du Sierra Club. »

L’Association canadienne des producteurs pétroliers (ACPP) a, comme on pouvait s’y attendre, rejeté les conclusions du rapport de l’AIE, mais les investisseurs ne les relégueront pas aux oubliettes aussi facilement.

Le rapport de l’AIE pose un véritable dilemme pour les cinq grandes banques canadiennes. Les banques ont peaufiné leur profil vert en annonçant leur engagement à atteindre un niveau net zéro d’ici 2050, mais ont collectivement investi plus de 700 milliards de dollars dans les combustibles fossiles depuis la signature de l’Accord de Paris sur le climat en 2015.

Elles ont tenté de concilier ces deux positions en affirmant qu’elles allaient augmenter leur soutien pour les énergies renouvelables tout en maintenant leur soutien au pétrole, au gaz et au charbon.

Cela ne convaincra personne maintenant que l’AIE leur a dit que leurs calculs ne tenaient pas la route. Selon M. Denning, le rapport de l’AIE « nous rappelle qu’au final,  la transition énergétique exige des décisions de type « tout ou rien » de la part de gestionnaires d’argent plus enclins à chercher à se couvrir. » 

Keith Stewart est un stratège senior à Greenpeace Canada, et un chargé de cours en politique énergétique et environnementale à l’Université de Toronto.