Kinshasa, 17 juin 2021 : C’est passé inaperçu il y a neuf mois : au moment où la République démocratique du Congo (RDC) tentait péniblement de démarrer un processus d’aménagement du territoire, le ministre de l’Environnement de l’époque Claude Nyamugabo a réglé le sort d’une forêt grande comme la moitié de la Belgique en la concédant à un entrepreneur belge.

Le 12 septembre 2020 M. Nyamugabo a attribué six contrats de « concessions forestières de conservation » couvrant presque 1,4 millions d’ha à Tradelink SARL, une société congolaise dont l’un des actionnaires est Aleksandar Voukovitch, un expatrié belge qui a fait carrière dans les mines, le pétrole et le bois.[1]

L’octroi des concessions par M. Nyamugabo, déjà poursuivi par la société civile dans une autre affaire,[2] semble être une violation de la réglementation en la matière.  Un recours administratif gracieux visant leur retrait a été déposé le 9 juin par deux organisations de la société civile congolaise.[3] 

Né à Kamisuku, dans la province de Maniema, établi à Lubumbashi depuis le début des années 90, M. Voukovitch travaille aujourd’hui pour la société Afritalia Trading, spécialisée dans les produits pétroliers et les activités de transport pour les grands groupes miniers.[4] 

Si officiellement les concessions de « conservation » dans les provinces de la Tshuapa et de la Tshopo attribuées à Tradelink sont destinées à « la valorisation des services environnementaux associés à un projet REDD+ », la nature du projet que la société aurait proposé au Ministère nous est inconnue, ainsi que ses compétences en matière de conservation des forêts ou de protection des droits des communautés forestières. 

Contacté par Greenpeace Afrique, M. Nyamugabo n’a pas souhaité faire de commentaire, nous renvoyant au ministère, notamment le secrétaire général et le directeur général des forêts. Ceux-ci n’ont pas répondu à notre mail.

Le code forestier fixe la limite des concessions à 500 000 ha.[5]  Les contrats Tradelink excèdent de loin cette limite : ils couvrent 1 376 375 ha.

Un décret de 2011 exige que doivent assister à la séance d’examen de requête d’une concession « un représentant des populations riveraines de la forêt et, le cas échéant, un représentant des peuples autochtones ».[6]  Cette exigence ne semble pas avoir été respectée non plus.

Nous ignorons le montant des sommes « convenues » avec le Ministère – selon l’expression du décret – ainsi que le montant du cautionnement bancaire qu’aurait présenté Tradelink lors de l’examen de sa requête.

Irène Wabiwa Betoko, cheffe de la campagne forêt à Greenpeace Afrique remarque :           « Comme c’est curieux !  Toujours si susceptible sur tout ce qui touche à la « souveraineté nationale », la nomenklatura congolaise ne pipe mot quand, soixante ans après l’indépendance, un ministre fait cadeau d’un fief grand comme la moitié de la Belgique à une société liée à un expatrié belge. Ces concessions scandaleuses doivent être annulées immédiatement et le fait de les avoir attribuées verse dans le dossier déjà lourd contre Claude Nyamugabo. »

En plus d’avoir été actionnaire, le long de sa carrière, de « plusieurs compagnies congolaises détentrices de concessions minières», M. Voukovitch est aussi le propriétaire de la Compagnie forestière de l’Equateur (CFE), et a participé à l’exploitation d’un bief sur le fleuve Congo et à un montage financier pour récupérer des créances sur Gécamines.[7] 

En 2014 l’actionnaire majoritaire de Tradelink, une société de courtage, était M. Giovanni Zunino, responsable d’Afritalia et consul honorifique de l’Italie à Lubumbashi.[8]  Ce dernier, s’étant retiré du capital entre temps,[9] fait figure aujourd’hui de géant du transport minier en RDC.[10] 

Cité dans les “Panama Papers”,[11] M. Voukovitch a été poursuivi il y a dix ans par une société minière canadienne, El Nino Ventures, avec laquelle sa société GCP Group était en joint-venture à l’époque dans une mine de cuivre.[12]  Selon El Nino, M. Voukovitch et son chef auraient tenté de transférer illégalement des permis miniers majoritairement détenus par El Nino à « une société nouvellement créée dont le seul but était d’être destinatrice des permis ».

Si la composition actuelle du capital de Tradelink ne nous est pas connue, le signataire des contrats de concession attribués à Tradelink en septembre dernier est un certain Pierre Nakweti Kikangu.

Celui-ci est également signataire, pour le compte de la société forestière de M. Voukovitch, la CFE, du contrat de concession forestière n°001/2016 du 18 avril 2016.[13]

En 2019 la CFE n’avait toujours pas déposé un plan d’aménagement.[14]  Il y a dix ans sa concession GA 032/96 avait été annulée suite aux conclusions de la Commission interministérielle de conversion des anciens titres forestiers, avant d’être réhabilitée par une décision de justice.[15]

En 2009 M. Nakweti était mandataire de la société américaine Triple A International, qui cherchait à recouvrer une créance de l’époque Mobutu.[16]  La firme avait fourni les Forces armées congolaises d’« équipements militaires légers » pour 14 millions de dollars. 

En 2007 M. Nakweti est « magistrat » résidant à Nairobi et actionnaire majoritaire d’une société congolaise qui s’appelle « Kivu Wood ».[17]

Un répertoire des contribuables émis en 2019 par la Direction générale des impôts indique Tradelink comme étant « en cessation d’activité ».[18]

Contacté, M. Voukovitch nous a affirmé que certaines de nos allégations seraient « assez inexactes » sans préciser lesquelles.  Il nous a suggéré « avant de procéder à toute publication, d’attendre le résultat qui sera donné » au recours administratif déposé le 9 juin.  M. Nakweti n’a pas répondu à notre demande d’éclaircissement.

Greenpeace en appelle à l’annulation immédiate des concessions Tradelink et à l’ouverture d’une enquête judiciaire sur les conditions de leur attribution.

Contact:

Irene Wabiwa Betoko
International Project Leader, Congo Basin Forest Campaign a.i, Greenpeace Africa: [email protected]
Tel: +243976756102

Arin de Hoog
Interim International Communications Coordinator, Greenpeace Africa : [email protected]
Tel: +31 (0) 646 197 329


[1] « Contrat[s] de concession forestière de conservation pour la valorisation des services environnementaux associés à un projet REDD+ en Réppublique [sic] démocratique du Congo n°10[-15]/CAB/MIN/EDD/CNB/MM/1/2020 », 12 septembre 2020, https://medd.gouv.cd/contrat-de-concession-forestiere-de-conservation-pour-la-valorisation-des-services-environnementaux-associes-a-un-projet-redd-en-reppublique-democratique-du-congo/; RTBF, « Congo RDC, Aleksandar Voukovitch, Consultant à Lubumbashi », 14 juin 2019, https://www.rtbf.be/lapremiere/emissions/detail_les-belges-du-bout-du-monde-emission-radio/accueil/article_congo-rdc-aleksandar-voukovitch-consultant-a-lubumbashi?id=10150415&programId=432; Email Aleksandr Voukovitch à Arnaud Labrousse, 4 avril 2021

[2] GTCRR, « NOTE DE POSITION DES ORGANISATIONS ET RESEAUX DE LA SOCIETE CIVILE OPERANT DANS LE SECTEUR DE L’ENVIRONNEMENT EN REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU CONGO SUR LES 9 CONCESSIONS ATTRIBUEES PAR LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT ET DEVELOPPEMENT DURABLE », 13 mars 2020, https://www.gtcrr-rdc.org/wp-content/uploads/2020/03/Note-de-Position-GTCRR_9_Concessions-foresti%C3%A8res_attribu%C3%A9es_par_MEDD_Claude-Nyamugabu-VFin_-sign%C3%A9e-le13-08-2020.pdf 

[3] actualité.cd, « RDC : les ONG CODELT et OCÉAN déposent un recours administratif auprès de Ève Bazaiba pour obtenir l’annulation de six concessions de Conservation “illégalement” octroyées par Claude Nyamugabo », 9 juin 2021, https://actualite.cd/2021/06/09/rdc-les-ong-codelt-et-ocean-deposent-un-recours-administratif-aupres-de-eve-bazaiba-pour

[4] http://afritalia.net/home.html

[5] Loi n°2002-11 du 29 août portant Code Forestier, 29 août 2002, http://www.droit-afrique.com/upload/doc/rdc/RDC-Code-2002-forestier.pdf

[6] Décret n°011/27 du 20 mai 2011 fixant les règles spécifiques d’attribution des concessions forestières de conservation, 20 mai 2011, https://www.leganet.cd/Legislation/Droit%20economique/Code%20Forestier/D.011.27.50.05.2011.htm

[7] RTBF, op. cit. 

[8] Tradelink SPRL, « Constitution – Statuts – Nominations », 10 septembre 2014

[9] Email Aleksandar Voukovitch à Arnaud Labrousse, 24 mars 2021

[10] En 2018 trois de ses sociétés disposaient de contrats exclusifs avec Glencore et Tenke Fungurume Mining. (La Lettre du Continent, « Sur les routes du cuivre, Giovanni Zunino rejoue le salaire de la peur », 11 septembre 2018, https://www.africaintelligence.fr/industrie-miniere/2018/09/11/sur-les-routes-du-cuivre-giovanni-zunino-rejoue-le-salaire-de-la-peur,108323023-art)

[11] https://offshoreleaks.icij.org/nodes/13006110

[12] El Nino Ventures, « Charges of Fraud, Fraudulent Misrepresentation, Misappropriation of Funds, Breach of Agreement and Claims for USD$ 850,000 + damages against Georges Kavvadias and GCP Group have been filed in the Supreme Court of British Columbia by El Nino. The Hearing is now set for November 24th, 2010. », 1 octobre 2010, http://www.elninoventures.com/s/NewsReleases.asp?ReportID=421813&_Type=News-Releases&_Title=Update-on-Activities-in-the-DRC

[13] « Contrat de concession forestière n°001/2016 du 18 avril 2016 issue de la Conversion de la Garantie d’approvisionnement n°032/96/CAB/MIN/ECN T/96 du 06/06/1996, réhabilitée définitivement par Arrêté ministériel n°017/CAB/MIN/ECN-DD/03/04/RBM/2016, pris en exécution de l’Arrêté n° RA 969/817/OPP rendu par la Cour Suprême de justice »

[14] Fonds National REDD+ (FONAREDD), « Document de programme au Fonds National REDD+ Lot n°4 – Programme de Gestion durable des forêts Version 2020-05-28 [budget affiné] », 28 mai 2020, https://www.cafi.org/content/dam/cafi/docs/drc-documents/DRC-Approved%20Programmes/CAFI-%20RDC%20-%2020200603_PGDF_AFD_vf.pdf, p.93

[15] Communiqué officiel n°4973/CAB/MIN/ECN-T/15/JEB/2008, 6 octobre 2008 :

–       Titre pré code forestier et pré moratoire, mais abrogé par arrêté 063/04 du 08/09/2004.

–       Pas d’unité de transformation.      

–       Pas de paiement de la redevance de superficie forestière. 

–       Plan de relance absent.

Communiqué officiel n°6500/CAB/MIN/ECN-T/15/JEB/2008, 29 décembre 2008 :

–       Titre inexistant à la publication du décret 05/116 du 24 octobre 2005 (cfr art. 1 dudit décret), car abrogé par l’arrêté 063/04 du 08/09/2004. 

–       Unité de transformation en propre non prouvée, la scie mobile n’étant pas considérée comme une unité de transformation. 

–       Absence de preuve de paiement de la redevance de superficie forestière pour la période concernée.

[16] « Procès-verbal de conciliation des comptes des créances des tiers sur l’Etat congolais et modalités de paiement », 29 avril 2009.  Voir également « UNITED STATES COURT OF APPEALS FOR THE SIXTH CIRCUIT TRIPLE A INTERNATIONAL, INC., Plaintiff-Appellant, v. THE DEMOCRATIC REPUBLIC OF THE CONGO, Defendant-Appellee », 2 juillet 2013, https://www.opn.ca6.uscourts.gov/opinions.pdf/13a0171p-06.pdf et Journaliste en danger, « L’Etat de la liberté de la presse en Afrique centrale francophone RD Congo : Sous prétexte de la guerre… », 2012, http://afrikarabia.com/wordpress/wp-content/uploads/2014/01/JED-Rapport-2012.pdf, p.50

[17] « COUR SUPREME DE JUSTICE SECTION JUDICIAIRE — CASSATION — MATIERE DE RENVOI DE JURIDICTION Audience publique du 30 novembre 2007 », 30 novembre 2007, https://www.droitcongolais.info/files/2.36.1._Arret-du-30-novembre-2007-dans-la-cause-PNK-c.-KK-et-consorts.pdf

[18] Direction générale des impôts, « REPERTOIRE DES CONTRIBUABLES ASSUJETTIS A LA TVA, ARRETE AU 28 FEVRIER 2019 », février 2019, http://www.dgi.gouv.cd/sites/default/files/2019-08/CDI%20LUBUMBASHI%20TVA.pdf

Local Girl in Cameroon. © John Novis