Premier volet d’une série d’entretiens en deux parties.

C’est une période mouvementée, mais à fort potentiel pour le mouvement zéro déchet. Le gouvernement fédéral vient de publier une nouvelle réglementation sur le plastique à usage unique, loin de répondre aux attentes; l’OCDE prévoit que la production annuelle de déchets plastiques au Canada doublera d’ici 2060; et nous sommes officiellement en été : une saison propice à l’augmentation de la production de déchets plastiques, qui peut atteindre 40 % à certains endroits. 

L’événement Juillet sans plastique, un mouvement mondial visant à libérer notre société du plastique, tire également à sa fin. Or, pour véritablement nous libérer du plastique jetable qui pollue notre planète et nos vies, nous devons impérativement réduire la production de déchets plastiques à la source avec des solutions qui fonctionnent réellement.

Ainsi, pour conclure ce mois de juillet, nous nous sommes entretenus avec six propriétaires de petites entreprises à travers le pays qui ont pris le parti d’innover en axant leur modèle de vente sur la réutilisation, le vrac et la consigne. Comment cela se passe-t-il de leur côté ? Leurs équipes rencontrent-elles des difficultés ? Et de quel appui ont-elles besoin afin de promouvoir leurs pratiques ?

Toutes les réponses à ces questions se trouvent dans ce premier volet, qui porte sur les entreprises de vente en vrac.

Découvrez les profils de ces trois boutiques canadiennes, et, si ces témoignages vous inspirent, dites au ministre Guilbeault de soutenir ces modèles axés sur la réutilisation, le vrac et la consigne afin d’encourager un véritable changement à travers le Canada.

Linh Truong, The Soap Dispensary, Vancouver

The Soap Dispensary est un magasin de vrac en libre-service proposant des savons, des nettoyants et des produits d’hygiène et de beauté ainsi que des ingrédients de base pour fabriquer ces produits essentiels à la maison. Kitchen Staples, la boutique sœur située juste à côté, est une épicerie sans emballage proposant des ingrédients biologiques en vrac et en circuit court tels que des épices, des céréales, du tofu, des chips, des protéines et du fromage. Nous avons discuté avec Linh Truong, fondatrice des deux boutiques, pour savoir pourquoi elle a ouvert ces deux entreprises et comment celles-ci se portent aujourd’hui.

Quand et pourquoi avez-vous lancé The Soap Dispensary?

J’ai ouvert The Soap Dispensary à Vancouver en 2011. Avant cela, j’ai vécu à Victoria pendant cinq ou six ans et je travaillais dans un magasin de vente en vrac nommé The Soap Exchange. Il existe depuis les années 90, et c’est le premier endroit où j’ai découvert que je pouvais réutiliser mes emballages, ce que je pensais être la bonne chose à faire. Le fait de pouvoir réutiliser mes emballages a changé ma vie. Lorsque j’ai déménagé à Vancouver, j’ai été très surprise de constater que cette grande ville écolo ne possédait pas de magasin de vrac. En 2011, j’ai donc ouvert The Soap Dispensary en m’inspirant de mon expérience à Victoria, mais en mettant à profit ma formation et mon intérêt pour les beaux-arts. Je m’intéresse beaucoup au design et à l’esthétique et je voulais concevoir la vente au détail écologique autrement qu’à travers des murs verts et des meubles en palettes, bien qu’il n’y ait rien de mal à cela ! Étant donné notre implantation urbaine, nous voulions vraiment avoir un design qui soit en phase avec son environnement et qui plaise à notre communauté.

Puis nous avons emménagé dans un local plus grand. En 2017, nous avons également pris possession du local adjacent en y ouvrant Kitchen Staples, une épicerie spécialisée où l’ensemble des produits sont soit en vrac, soit sans emballage ou avec un emballage réduit. Notre motivation était d’offrir des produits que l’on trouve difficilement sans emballage comme le tofu, les chips et les produits liquides comme la sauce soja, l’huile de cuisson, etc. Nous fonctionnions comme un magasin de service au comptoir, ce qui signifie que, contrairement à beaucoup de magasins zéro déchet contemporains en libre-service, notre clientèle amenait ses propres contenants et passait commande au comptoir. Nous avions beaucoup de personnel sur place, et cela permettait aux gens de faire d’autres courses, de découvrir nos produits ou de prendre un café. Mais nous avons vécu une pénurie de main-d’œuvre durant la pandémie. Nous avons donc fermé en mars [2022] et rénové notre magasin pour le transformer principalement en libre-service. Nous venons d’entreprendre une reprise partielle de nos activités basées sur ce nouveau modèle, et voilà où nous en sommes aujourd’hui, presque 11 ans plus tard.

L’engouement pour la réutilisation a-t-elle gagné en ampleur au cours de la dernière décennie?

Absolument. La demande a augmenté. De nombreuses raisons expliquent cet engouement : les médias parlent davantage de la pollution plastique et des déchets; la clientèle recherche davantage d’options zéro déchet; l’offre s’élargit à mesure que les magasins zéro déchet fleurissent et demandent à leurs fournisseurs s’ils offrent tel ou tel produit. Et si ces demandes se font nombreuses, les fournisseurs n’auront d’autre choix que de répondre à la demande afin d’assurer leurs intérêts pécuniaires. C’est définitivement beaucoup plus facile qu’en 2011-2012. Nous avons essuyé de nombreux refus à l’époque.

Quels défis avez-vous dû surmonter depuis le lancement?

Notre entreprise est très petite, ce qui limite notre influence sur les fabricants. Nous pouvons nous approvisionner en savons et en produits alimentaires à l’échelle locale, mais les brosses, les outils et les produits liés à l’art de vivre proviennent d’un marché mondial, et nous n’avons pas nécessairement accès aux fabricants pour discuter de leur méthodes d’emballage. 

Nous avons aussi vraiment besoin du soutien de la part de l’industrie et des différents niveaux de gouvernement. Je sais que Trudeau a pris des engagements récemment. Évidemment, tout le monde sait que ce n’est pas suffisant. Je me souviens que lorsque la ville de Vancouver a annoncé qu’elle interdisait les pailles, le nombre de personnes qui sont venues dans mon magasin pour acheter des pailles réutilisables a augmenté de façon astronomique. Cela montre à quel point les politiques gouvernementales peuvent influencer les habitudes de consommation.

Quel fut l’impact de The Soap Dispensary sur la communauté zéro déchet?

Une cliente a déménagé au Vietnam avec son mari lorsque celui-ci a trouvé un emploi là-bas. Comme elle disposait de beaucoup de temps libre, elle a ouvert un magasin zéro déchet qui compte maintenant deux succursales. Une de mes anciennes employées est retournée dans son pays d’origine et a ouvert son propre magasin zéro déchet. Le phénomène prend donc de l’ampleur. Nous avons inspiré plusieurs membres de notre clientèle à ouvrir leurs propres magasins zéro déchet à travers le monde.

Israël Poulin, Monsieur Vrac, Charlottetown

Fidèle à son nom, Monsieur Vrac est un magasin proposant une foule de produits sans emballage et zéro déchet, de la nourriture aux produits de nettoyage en vrac. Le fondateur, Israël Poulin, exploite le magasin à Charlottetown, sur l’Île-du-Prince-Édouard, après avoir emménagé dans cette ville. Il travaille également avec différentes entreprises, écoles et gouvernements sur des projets durables et zéro déchet. Nous avons parlé à Israël de la façon dont il a développé Monsieur Vrac en ouvrant deux magasins au Québec, des défis qui ont mené à leur fermeture malgré ses efforts pour les maintenir ouverts, et de son magasin actuel à Charlottetown.

À quel moment l’aventure Monsieur Vrac a-t-elle commencé, et qu’est-ce qui l’a inspirée ?

Lorsque j’ai ouvert mon premier magasin en 2015-2016, je vivais à Drummondville, au Québec. Nous n’avions pas de date fixe en tête, nous l’avons juste ouvert très lentement au public en commençant par les produits de nettoyage. Notre clientèle en demandait plus, alors nous avons ouvert une section alimentaire. Par la suite, nous avons ajouté un tas de produits locaux et de produits zéro déchet. 

Et les gens nous ont beaucoup soutenus. Nous avions une clientèle très vaste. Certaines personnes effectuaient la quasi-totalité de leurs achats dans notre magasin. Cela nous a donné envie d’ouvrir d’autres magasins, mais la pandémie a frappé et a apporté son lot de difficultés. J’ai dû fermer mes deux magasins au Québec. 

Quels types d’obstacles avez-vous rencontrés lorsque vous avez décidé de fonder votre entreprise de vrac ?

L’un des défis porte sur la sensibilisation. Il est important de faire comprendre aux gens le but de notre démarche. Ce n’est pas l’ensemble de notre clientèle qui comprend l’objectif du magasin. 

Ceci dit, la réalité est que notre entreprise doit pouvoir être très compétitive afin de réussir. Nous devons donc être en mesure de proposer de la viande, du fromage, du yaourt et tout ce que l’on trouve dans les autres épiceries. Mais cela nécessite beaucoup d’investissements, beaucoup de marketing et des équipes plus importantes. Cela nécessite beaucoup d’investissements. 

En tant qu’entrepreneurs, nous faisons tout en notre pouvoir à l’heure actuelle. Et je pense aussi à d’autres propriétaires d’entreprises zéro déchet qui dépensent leur temps, leur argent et leur énergie pour réussir à atteindre les objectifs fixés par le gouvernement. Ces objectifs nous tiennent à cœur, mais il nous faut un soutien en matière de financement, de subventions et de compétences dans différents domaines. Je pense que cette façon de faire permettra de faire progresser le marché afin que les gens puissent acheter des produits sans les déchets plastiques qui les accompagnent.

Avez-vous exploré d’autres options pour que Monsieur Vrac revienne au Québec?

Lorsque nous avons fermé à Drummondville, de nombreuses personnes qui fréquentaient le magasin m’ont écrit pour me dire : « Vous savez, nous ne pouvons pas croire que vous allez fermer vos portes. Nous aimions vraiment votre boutique ».

Alors j’ai suggéré de songer au modèle de la coopérative. Un groupe de personnes s’est donc réuni et travaille actuellement sur ce modèle. J’aimerais que cela fonctionne. Je pense que cette idée a beaucoup de potentiel. Si nous n’obtenons pas de soutien financier, plus les gens seront nombreux à s’impliquer dans cette entreprise, plus il sera facile de la développer.

Nikki Self, Saponetti, Toronto

Saponetti est un magasin situé à Toronto qui propose des savons liquides en vrac. Fondée par Nikki Self et Christian von Seydlitz, l’entreprise offre un service de livraison en plus de son magasin physique, un lieu qui, selon Nikki, favorise les liens au sein de la communauté zéro déchet locale. Nous avons parlé à Nikki pour en savoir plus sur la mission de Saponetti. Pour l’anecdote, Aswini Sivaraman, responsable de la mobilisation numérique chez Greenpeace Canada, s’implique bénévolement pour assurer la visibilité du magasin sur les médias sociaux.

Comment a débuté Saponetti?

Nous avions une idée en tête. En 2015, je regardais tous ces contenants vides que j’avais. J’accumulais du plastique. Ces contenants étaient neufs et vides, et cela me troublait. Cela ne faisait pas de sens de jeter ces contenants en parfait état, qui pouvaient durer 10 ou 20 ans. Voilà ce qui a inspiré le magasin. J’ai commencé à chercher des endroits où l’on pouvait trouver du savon liquide en vrac, mais il n’y en avait pas à Toronto. Il y avait des magasins qui vendaient des produits écologiques et des magasins d’aliments en vrac, mais ils n’offraient pas de liquides. Nous avons donc identifié un besoin sur le marché, et ne devions pas être les seuls à partager cet avis dans une ville de la taille de Toronto.

Nous avons ouvert notre service de livraison en 2016 avec un site Web et avons simplement tenté de rejoindre les personnes qui cherchaient des recharges de savon. Et puis en 2018, nous avons ouvert un magasin physique. Et nous sommes toujours là, malgré la pandémie et ses bouleversements. Il y a un véritable élan pour un mouvement zéro déchet.

En tant qu’entreprise, nous créons un endroit où les gens peuvent remplir leurs propres contenants et commander en ligne des produits ménagers essentiels : du savon à vaisselle, du savon à lessive, des produits de soins personnels, du shampoing et du revitalisant – des choses que les gens utilisent assez fréquemment. Nous proposons des options rechargeables ou des options sans emballage afin que les gens puissent éviter les contenants en plastique à usage unique. Voilà donc l’objectif : rendre le système pratique et attrayant pour les consommateurs et consommatrices et leur donner envie d’y prendre part.

Quels types d’obstacles avez-vous rencontrés?

Au départ, en tant que propriétaires d’une entreprise offrant un service de recharge, il était difficile de se procurer les quantités que nous voulions pour notre commerce. Si vous voulez acheter du savon à un fournisseur, il voudra vous le vendre en grande quantité, ce qui ne correspond par toujours aux volumes que vous recherchez. Nous voulions être en mesure d’offrir une variété de savons. L’un des obstacles était d’obtenir ce type de volumes. Nous avons eu beaucoup de mal à en trouver en 2015 et en 2016. 

Et évidemment, nous ne voulions pas que notre vision zéro déchet s’applique seulement à notre clientèle. Nous voulions nous assurer que cela concerne l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement. Bien sûr, certains de nos fournisseurs ne reprenaient pas les distributeurs de savons en vrac que nous avions en magasin. Mais maintenant, l’un de nos principaux fournisseurs et le fabricant de notre marque maison reprennent et réutilisent ces distributeurs. De la clientèle au fabricant, nous bénéficions donc d’un système en circuit fermé. C’est très intéressant pour nous. 

Comment percevez-vous l’impact de votre entreprise sur la communauté?

Les personnes qui nous soutiennent depuis le début nous font confiance, et ont confiance en nos produits. Cela permet de créer des liens avec notre clientèle, surtout en magasin. 

C’est vraiment intéressant de voir des client·es de longue date et de nouvelles personnes échanger en magasin. Récemment, une personne est entrée et a dit : « C’est la première fois que je viens ici ». Au moment où nous avons voulu lui présenter le magasin, un client sur place s’est exclamé : « Laissez-moi vous montrer ! ». Et je me suis dit que cela témoignait de notre succès auprès de la communauté. Cela témoigne de l’atteinte de nos objectifs. Nous nous adaptons à notre clientèle en fonction de ses habitudes et nous répondons à un réel besoin. Et le fait de voir l’entreprise s’épanouir sous nos yeux… cela me fait beaucoup de bien.

Vous voulez encourager ce type d’entreprises et nous militer à nos côté en faveur de la réutilisation et du zéro déchet ? Dites au ministre Guilbeault d’agir!