Dans un développement digne des meilleurs podcasts sur les crimes véritables (true crime), la Net-Zero Banking Alliance des Nations Unies a été assassinée et les empreintes digitales des banques canadiennes sont partout sur l’arme du crime. Heureusement, l’ONU ne se laisse pas faire et a riposté

La leçon ultime de cette histoire tragique est que, puisque les banques ne veulent ou ne peuvent pas s’engager sérieusement dans la décarbonation par elles-mêmes, les gouvernements devront les obliger à le faire. Mais le chemin à suivre comporte une série de péripéties intéressantes.

La pression en faveur de critères scientifiques

Il y a un an, les cinq grandes banques canadiennes ont rejoint tardivement la Net-Zero Banking Alliance (NZBA), qui fait partie de la Glasgow Financial Alliance for Net Zero (GFANZ), une coalition parrainée par les Nations Unies et dirigée par Mark Carney. En adhérant à cette alliance, elles se sont engagées à aligner leurs prêts, leurs investissements et leurs activités de souscription sur l’objectif de zéro émission nette d’ici 2050. Pourtant, ces cinq mêmes banques ont augmenté collectivement de 70 % leur financement des combustibles fossiles en 2021 par rapport à l’année précédente et figurent toutes parmi les 20 premières banques mondiales finançant le pétrole, le charbon et le gaz.

Frustré par ces tactiques d’écoblanchiment (qui n’étaient pas propres aux banques canadiennes), le groupe de coordination des Nations Unies qui établit les critères pour la GFANZ et les initiatives similaires d’acteurs non étatiques (Race to Zero) a clarifié ses attentes vis-à-vis de ses membres en juin 2022. Disant qu’elle rendait explicite ce qui avait toujours été implicite, la campagne Race to Zero a publié un nouveau guide d’interprétation pour les membres. Pour rester membres, les institutions financières doivent :

  1. « Réduire progressivement et éliminer » le soutien aux combustibles fossiles sans dispositif d’atténuation dans le cadre d’une transition mondiale et juste. La vitesse à laquelle cela se produit doit être conforme à un scénario scientifique tel que le scénario Net Zero de l’Agence internationale de l’énergie (qui exclut tout investissement dans de nouveaux projets de combustibles fossiles). Dans ce cadre, l’AIE a appelé à un moratoire immédiat sur le financement de nouveaux projets de charbon.
  2. Fixer un objectif intermédiaire en matière d’émissions financées qui reflète l’effort maximal pour atteindre ou dépasser une part équitable de 50 % de réduction mondiale du CO2 d’ici 2030.
  3. Inclure le cycle de vie complet (c.-à-d. les émissions de portées 1 à 3) et toutes les sources (c.-à-d. le portefeuille, le financement, la facilitation et l’assurance) d’émissions lors de l’établissement des objectifs. 
  4. Aligner leurs activités de relations publiques et de lobbying sur le principe du « net zéro ».

Greenpeace Canada a publié le rapport Alignés sur l’objectif zéro? en août dernier afin de démontrer que les banques canadiennes étaient loin d’atteindre cet objectif, et les a exhortées à accélérer leurs stratégies de décarbonation plutôt que de faire du lobbying contre les critères de l’ONU. 

Les banques ont choisi de riposter.

Les banques menacent de quitter l’alliance

Tout a commencé lorsque des sources anonymes de trois grandes banques américaines ont déclaré au Financial Times qu’elles envisageaient de se retirer de la Net-Zero Banking Alliance (et donc de la GFANZ). Selon le rapport, « certains des membres clés de la Glasgow Financial Alliance for Net Zero ont déclaré qu’ils se sentaient pris au dépourvu en raison des critères climatiques plus stricts de l’ONU et s’inquiétaient des risques juridiques liés à leur participation ». Un haut dirigeant aurait déclaré : « Que se passera-t-il si nous nous trompons, si nous faisons une erreur ou si quelqu’un ment? La banque pourrait alors être poursuivie en justice, ce qui représente un risque inacceptable ».

Des sources anonymes de plusieurs banques canadiennes ont rapidement déclaré au Globe and Mail qu’elles envisageaient également de quitter la GFANZ, mais qu’elles ne le feraient que si d’autres banques leur emboîtaient le pas.

Cette campagne de fuites anonymes était manifestement destinée à faire pression sur Race to Zero pour qu’elle renonce aux nouveaux critères, sinon quoi…

Levée de bouclier contre les critères scientifiques 

Selon les banques, leurs préoccupations étaient doubles : les nouveaux critères étaient trop stricts et les exposaient potentiellement à des risques juridiques. 

En ce qui concerne le premier point, les banques estimaient que les Nations Unies avaient changé les règles du jeu en rendant explicites les attentes implicites. La façon dont les banques ont pensé pouvoir continuer à injecter des milliards dans des projets d’expansion des énergies fossiles tout en prétendant être sur la voie du zéro carbone n’a jamais été proprement expliquée , mais elles n’ont vraiment pas aimé qu’on leur demande de le prouver.  

L’une des explications possibles est que les banques ont rejoint la GFANZ principalement dans une optique de relations publiques, afin de faire passer le message au public, aux investisseurs et aux régulateurs gouvernementaux que leur engagement en matière d’action climatique est sérieux, dans un contexte où il n’y aurait pour autant aucune conséquence pour l’inaction.

Il s’agit d’un scénario que nous ne connaissons que trop bien, où une industrie critiquée en raison de la pollution dont elle est responsable met en œuvre une initiative volontaire pour empêcher la réglementation gouvernementale. Cette tactique a été popularisée par l’industrie chimique canadienne, qui a créé le programme de Gestion responsable pour contrer les appels à une réglementation plus stricte à la suite de la catastrophe mortelle de Bhopal en 1984. Cette stratégie a été reproduite dans le cadre d’enjeux sur le climat par le Groupe de travail sur le programme Défi-climat dans les années 1990. 

Cette fois, cependant, les Nations Unies ont vu clair dans le jeu des banques. Plutôt que de laisser les entreprises décider si elles en font « assez » ou non, elles ont fixé des objectifs clairs. Et si les entreprises ne les atteignent pas, elles risquent réellement d’être expulsées, ce qui ne manquerait pas d’être embarrassant. 

En guise de réponse, les banques sont passées à l’offensive. 

La riposte des combustibles fossiles contre les facteurs ESG

L’autre plainte concernant les critères de l’ONU portait sur la possibilité qu’ils puissent enfreindre les lois antitrust. Le professeur d’Oxford Thomas Hale, co-président du groupe consultatif de la campagne Race to Zero de l’ONU, a été étonné d’apprendre qu’il pourrait être poursuivi personnellement pour avoir « simplement précisé que l’expansion de la production de charbon ne fait partie d’aucun scénario scientifique crédible pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris ». 

La menace ici est de poursuivre les acteurs financiers – et/ou les membres du groupe consultatif de l’ONU – pour « collusion » contre le charbon, le pétrole ou le gaz.

Cette menace s’inscrit dans une stratégie plus large. Au fur et à mesure que les engagements ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) des entreprises se rapprochent de la codification juridique – comme la pression exercée pour la divulgation obligatoire des risques climatiques – ils font l’objet d’attaques croissantes. Récemment, le New York Times a mené une enquête approfondie qui s’est appuyée sur plus de 10 000 documents pour expliquer comment les mêmes groupes financés par l’argent obscur et les combustibles fossiles qui appuient financièrement les campagnes climatosceptiques font maintenant appel aux trésorières et trésoriers d’État républicains pour s’en prendre aux banques ou aux investisseurs qui limitent le financement du pétrole, du charbon ou du gaz.

Nous avons vu des indications que ce phénomène s’installe également au Canada. Jason Kenney, l’ancien premier ministre de l’Alberta, a mis fin à la relation du gouvernement de l’Alberta avec la HSBC en raison de son « boycott » des sables bitumineux. À la fin du mois d’août 2022, l’Institut Fraser, un organisme de droite, a ajouté une page anti-critères ESG à son site Web et a diffusé une série de publications affirmant que les critères ESG sont un affront au capitalisme et/ou à la liberté. Toujours à la fin du mois d’août, l’organisation Canada Proud, un groupe de pression lié au Parti conservateur, a dépensé plus de 9 000 dollars pour diffuser une série de publicités anti-critères ESG sur Facebook et Instagram (comme celle-ci et celle-ci). 

Il est toutefois peu probable que ce risque juridique se concrétise, car Race to Zero a modifié la formulation de ses critères à la mi-septembre pour éviter toute action en justice. La menace s’était toutefois soldée par des critères plus faibles qui laissaient une plus grande marge de manœuvre aux banques pour choisir leur propre chemin vers le net zéro. 

Mais il était déjà trop tard. 

Le meurtre

Le 27 octobre, la GFANZ a annoncé qu’elle coupait les liens avec la campagne Race to Zero de l’ONU, déclarant que « les alliances membres sont encouragées à s’associer à la campagne Race to Zero, mais il ne s’agit pas d’une obligation ». Les banques sont donc effectivement juge et partie lorsqu’il s’agit de déterminer si elles sont alignées sur l’objectif net zéro. 

La GFANZ – en tant qu’initiative fondée sur la science et vérifiée par des tierces parties – est morte. En menaçant de se retirer, les banques canadiennes ont contribué à sa perte. 

Le secrétaire général des Nations Unies n’a pas été impressionné. Le 29 octobre, António Guterres a publié un tweet ciblant les membres de la GFANZ : « Les engagements climatiques envers le net zéro ne valent rien s’ils ne sont pas assortis de plans, de politiques et d’actions. Notre monde ne peut plus se permettre une énième tentative  d’écoblanchiment, de faux engagements ou des engagements tardifs ». 

Lors des négociations sur le climat en Égypte, le Groupe d’experts de haut niveau sur les engagements de zéro émission nette des entités non étatiques (qui est présidé par l’ancienne ministre fédérale de l’Environnement et des Changements climatiques Catherine McKenna) a publié un rapport dénonçant ce type d’écoblanchiment. Tout en réitérant l’ensemble des critères de la campagne Race to Zero, le rapport souligne que « le net zéro est totalement incompatible avec la poursuite des investissements dans les combustibles fossiles ».

Lors du lancement du rapport, Guterres a ajouté que « le message est clair pour les institutions qui gèrent les initiatives volontaires existantes. Respectez cette norme et actualisez vos directives immédiatement – et certainement pas plus tard que la COP28 ». 

Au cas où cela serait trop subtil, McKenna a déclaré au Financial Times   qu’« il y a des entreprises, en particulier des institutions financières, qui ne comprennent pas ce que signifie la prise d’un engagement net zéro ».

Quelle est la prochaine étape?

Même dans les meilleures circonstances, les programmes volontaires seront insuffisants car il n’y a pas de menace crédible d’application. Dans un monde où les intérêts des énergies fossiles instrumentalisent les lois et des politicien·nes contre l’action climatique, les programmes volontaires sont probablement inutiles. 

Thomas Hale, co-président du groupe consultatif de la campagne Race to Zero, a bien résumé la situation :

« Premièrement, à mesure que la politique climatique devient existentielle, le combat autour de l’action climatique chez les entreprises va s’intensifier. Les intérêts particuliers exercent une forte pression. Se cacher derrière des prétextes juridiques peu convaincants ne fonctionnera pas. Les entreprises avec des objectifs net zéro flous et qui tentent de jouer des deux côtés seront dans la ligne de mire. La clarté et la rigueur sont nécessaires. 

Deuxièmement, les règles régissant l’économie doivent rattraper nos objectifs climatiques. Le fait que la législation anti-concurrence, créée pour préserver l’intérêt public, puisse être manipulée pour aller à l’encontre de ce dernier témoigne de la nécessité d’une réforme urgente. Une action volontaire crédible crée un élan en faveur de ces changements, mais les instances de régulation doivent intensifier leurs efforts. »

Le Groupe d’experts de haut niveau de McKenna a fait écho à ce point

« Pour lutter efficacement contre l’écoblanchiment et garantir l’équité des conditions, les acteurs non étatiques doivent passer d’initiatives volontaires à des exigences net zéro réglementées. La vérification et la mise en œuvre dans un contexte volontaire sont difficiles. De nombreux grands acteurs non étatiques, en particulier des entreprises privées et des entreprises publiques, n’ont pas encore pris d’engagements net zéro, ce qui pose des enjeux de compétitivité. La situation évolue rapidement, mais les gouvernements et les instances de régulation doivent encore faire preuve de détermination pour uniformiser les règles du jeu au niveau mondial. C’est pourquoi nous demandons que les grandes entreprises émettrices fassent l’objet d’une réglementation prévoyant des garanties quant à leurs engagements net zéro et un rapport d’avancement annuel obligatoire. »

En rompant les liens avec l’ONU, la GFANZ a clairement indiqué que les gouvernements nationaux doivent établir des règles pour obliger les banques à faire ce qu’elles ne peuvent ou ne veulent pas faire par elles-mêmes : aligner leurs stratégies de prêt et d’investissement sur un avenir sans carbone. 

Heureusement, le régulateur fédéral des banques au Canada est en train d’établir une réglementation sur le financement climatique. Les groupes environnementaux canadiens ont publié une feuille de route pour un système financier durable au Canada et les ministres fédéraux Guilbeault et Wilkinson ont indiqué qu’ils étaient prêts à introduire de nouvelles règles de financement climatique

Les banques ont remporté la première manche, mais en tuant la GFANZ, il se pourrait qu’elles aient invité un nouveau shérif en ville.