Dans un récent rapport, l’Agence Fédérale de Contrôle Nucléaire (AFCN) précise que les deux plus jeunes centrales nucléaires peuvent théoriquement être prolongées en toute sécurité pour peu que nous trouvions une solution à l’article 30 et que tous les acteurs se jettent à l’eau ensemble. En clair, cela revient à dire qu’une prolongation n’est plus possible en pratique.
Le débat politique sur la sortie du nucléaire fait rage depuis plus d’un an. Faut-il fermer toutes les centrales nucléaires tel que prévu par la loi et confirmé par l’accord de coalition ? Ou opter pour un nouveau report et prolonger de dix ans deux réacteurs ? À cet égard, la question qui revient souvent est la suivante : une prolongation sûre et opportune (le « plan B ») est-elle encore possible ? Nous avons déjà énuméré les raisons juridiques, techniques et politiques pour lesquelles ce n’est pas le cas. Alors quid du rapport de l’Agence Fédérale de Contrôle Nucléaire (AFCN) qui affirme que cela reste possible, « sous conditions » ?
Prolonger les centrales nucléaires coûte au moins 1 milliard
La communication de l’AFCN et les titres des médias laissent présager le contraire, mais en réalité, l’AFCN admet dans son rapport qu’une prolongation de Doel 4 et Tihange 3 n’est plus possible aujourd’hui. Le calendrier ne le permet tout simplement pas. Engie, l’exploitant des centrales, a indiqué que des années de travaux précédaient une prolongation. Pour cette raison, et en plus des coûts énormes que cela implique (Engie table sur un milliard d’euros), il a déjà décidé l’an dernier que le jeu n’en valait plus la chandelle.
Résultat : dans le cas hypothétique d’une décision politique de prolongation, il faudrait non seulement d’abord convaincre Engie de reconsidérer sa décision, mais cela nécessiterait aussi de dresser une liste de mesures – et d’investissements correspondants – nécessaires pour assurer la prolongation sûre des deux dernières centrales nucléaires.
Les gardes-chasse font-ils les meilleurs braconniers ?
Mais ce n’est pas tout. En effet, après la précédente prolongation de la durée de vie de Doel 1, 2 et Tihange 1, il a été convenu que tous les travaux doivent désormais être terminés avant que la prolongation n’entre en vigueur. Pour un redémarrage en douceur de Doel 4 et Tihange 3, cela signifie donc avant la fin de 2025, auquel cas les réacteurs ne seront pas redémarrés à temps.
L’AFCN est évidemment consciente de cette règle et y fait même référence dans son rapport : une approche selon laquelle au moins une partie des travaux serait reportée après 2025 impliquerait « une violation de la réglementation actuelle ». Il s’agit plus précisément de l’article 30 de l’arrêté royal portant sur les prescriptions de sûreté des installations nucléaires. Mais un bon garde-chasse sait aussi comment contourner les règles, car dans la phrase suivante, l’AFCN propose, de manière presque insolente, « de modifier » l’article 30.
Quand parier sur la prolongation de la durée de vie des centrales s’apparente à une roulette russe « légale et financière »
Les travaux envisagés par l’AFCN sont de toute façon insuffisants pour garantir que les centrales répondent au niveau de sûreté des réacteurs de dernière génération. Mais même si nous faisons abstraction de ça un instant, nous remarquons que l’AFCN admet que – sans changer la réglementation actuelle – même cela n’est plus possible. Et modifier ces règles n’est pas sans risque, car en cas de contestation concluante, nous serons revenus à la case départ.
Que l’AFCN fasse ou non preuve d’une plus grande souplesse, ces importants investissements, un milliard d’euros selon Engie, ne sont pas le seul obstacle financier. De sérieux risques pèsent sur la prolongation de réacteurs non fiables, comme ceux qu’EDF connaît actuellement. La maison mère de Luminus, qui exploite 56 réacteurs nucléaires en France, y laisse bien des plumes face à la hausse des prix de l’électricité. Plusieurs de ses centrales nucléaires étant à l’arrêt, elle doit soudainement acheter de très grandes quantités d’énergie sur un marché de l’énergie excessivement cher.
Enfin, l’annulation de la sortie du nucléaire menace de dynamiter le mécanisme de soutien à la capacité de remplacement nécessaire. En effet, la Commission européenne a approuvé ce mécanisme à la condition que tous les réacteurs nucléaires soient mis à l’arrêt. Faire marche arrière aujourd’hui serait synonyme de réouverture de ce dossier difficile et de pénurie imminente de capacité pour faire face à la fermeture des cinq autres réacteurs. De plus, les garanties dues inévitablement à Engie pour les investissements nucléaires nécessaires devraient également être approuvées par l’Europe.
La sortie du nucléaire laisse un trou de 18 millions dans le budget de l’AFCN
En ignorant toutes ces complications, l’AFCN présente les choses plus simplement qu’elles ne le sont. Mathématiquement c’est (peut-être) encore possible, mais si nous sommes honnêtes, il est déjà beaucoup trop tard pour une prolongation de deux réacteurs nucléaires. Peut-être que l’AFCN n’attend pas cette conclusion, puisque l’autorité de sûreté nucléaire est fortement dépendante des centrales nucléaires pour son financement : pour 2022, il s’agit de 1,8 million d’euros pour Doel 1 et 2, et de près de 3,7 millions pour chacun des grands réacteurs – pour un montant total de 22 millions d’euros. À titre de comparaison, en 2020, les revenus totaux de l’AFCN s’élevaient à un peu moins de 28 millions d’euros. Environ 80 % de ses revenues proviennent donc des centrales nucléaires en fonction.
En d’autres termes, l’AFCN risque de perdre une grande partie de ses revenus dans les années à venir. Et cela alors que les défis relatifs à la sécurité et à la protection de la population ne diminuent pas, puisque même après la fermeture des centrales nucléaires, leur démolition prendra encore des années et comportera des risques majeurs pour la sécurité. Un réacteur en démantèlement génère aussi de l’argent pour l’AFCN, mais 8 fois moins qu’un réacteur qui fournit de l’électricité.
Besoin d’un régulateur véritablement indépendant
Plus que jamais, nous devons pouvoir nous appuyer sur un organisme de contrôle fort et indépendant, doté d’un financement solide. Cette possibilité existe déjà dans la loi, comme l’affirme l’AFCN : l’article 31 de la « loi AFCN » prévoit également des « dotations » (c’est-à-dire des ressources du budget) comme source de financement. Mais un financement adéquat ne suffit pas, la culture organisationnelle doit également changer. On ne peut effectivement pas attendre du garde-chasse qu’il parte chasser et fasse lui-même des suggestions pour contourner les règles de sûreté.
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