Depuis l’invasion russe en Ukraine (2022), les importations de gaz fossile russe par pipeline vers l’Europe ont drastiquement diminué. Mais l’UE s’est massivement tournée vers une autre forme d’importation de gaz russe, misant de plus en plus sur son gaz liquéfié (ou GNL) transporté par voie maritime dans des énormes tankers ou méthaniers. Une nouvelle étude de Greenpeace révèle comment deux courants se croisent : le GNL russe continue d’affluer en Europe, tandis que les entreprises d’énergie européenne se tournent également de plus en plus vers des contrats à long terme d’importations de gaz de schiste américain. Résultat : une dépendance structurelle à l’égard de Poutine et de Trump, avec Zeebruges et la petite Belgique dans un rôle de premier plan.
Les membres de la cellule investigation de Greenpeace Belgique ont eu recours aux images satellites pour analyser le trajet des méthaniers russes et américains vers l’Europe. Ils se sont plongés dans les données des marchés de l’UE et ont mis à jour des contrats opaques. Ils ont calculé les recettes fiscales que le Kremlin tire de ce juteux commerce et le nombre d’armes qu’il peut acheter grâce à celles-ci. L’étude s’est également penchée sur les nouveaux contrats liant pour 15 à 20 ans des entreprises européennes à des nouveaux terminaux gaziers aux Etats Unis, avec à la clé un impact climatique désastreux et des grands risques financiers.

Greenpeace agit directement
Greenpeace Belgique dénonce depuis des années notre dangereuse dépendance au gaz russe et américain. En 2023, des activistes ont occupé le terminal d’importation de Fluxys dans le port de Zeebruges, et plus tôt cette année, ils ont mené une action en mer contre un méthanier américain et un méthanier russe.
La connexion russe
Le port de Zeebrugge est le plus grand point d’entrée de GNL russe en Europe depuis le début de la guerre. Environ un quart des importations totales de l’UE transitent par là. En 2024, les importations de GNL russe y étaient plus de deux fois plus élevées qu’avant la guerre, en 2021. Malgré les sanctions européennes à l’égard de la Russie, 2025 s’annonce également comme une nouvelle année record pour le gaz russe. Cela a notamment rapporté beaucoup d’argent à la société russe Yamal LNG, la compagnie gazière russe ayant conclu un contrat à long terme à Zeebruges. Malgré l’absence de chiffres publics fournis par l’entreprise, Greenpeace a calculé qu’elle avait réalisé un chiffre d’affaires d’environ 40 milliards de dollars depuis le début de la guerre ( période 2022-2024). Elle a donc versé environ 9,5 milliards de dollars d’impôts sur les bénéfices à l’État russe. Et cela grâce à des contrats avec de grandes entreprises énergétiques telles que TotalEnergies, SEFE, Engie et Shell, entre autres.
Pour donner une idée de grandeur, ce montant équivaut au prix que le Kremlin paye pour se fournir 9,5 millions de grenades de 152 mm, ou 271 000 drones ou encore 2 686 chars.
Entre 2022 et juin 2025, la France, l’Espagne, la Belgique et les Pays-Bas ont dépensé ensemble plus pour le GNL russe (34,3 milliards d’euros) que pour l’aide bilatérale à l’Ukraine (21,2 milliards d’euros). Notre pays, la Belgique, a dépensé 6,21 milliards d’euros en gaz russe et seulement 3,2 milliards d’euros en aide à l’Ukraine.
Ce commerce a en outre rapporté environ 25 milliards de dollars en dividendes aux propriétaires de Yamal LNG, soit 6,8 milliards de dollars à TotalEnergies. Une somme similaire a été versée aux oligarques russes obscurs Mikhelson et Timtchenko. Deux proches de Poutine qui soutiennent la guerre avec une milice privée, des livraisons à l’armée et des primes financières pour les soldats.

Des contrats gaziers américains pour des décennies
Les entreprises européennes ont signé depuis 2022 une vague de contrats à long terme (15 à 20 ans) pour du GNL américain. Les premières livraisons sont prévues dans la plupart des cas pour la fin de cette décennie. Avec ces deals, l’Europe joue donc un rôle direct dans le développement de nouvelles infrastructures gazières (une énergie fossile faut-il le rappeler) aux Etats-Unis.
A l’heure d’écrire ces lignes, Zeebrugge joue encore un rôle relativement mineur dans le commerce du GNL américain. La capacité du terminal est en effet largement allouée au GNL russe. Mais si les sanctions européennes supplémentaires annoncées contre le GNL russe sont mises en œuvre, il est fort à parier que les places libérées soient rapidement remplacées par cargaisons de GNL américain. Au cours des 8 premiers mois de 2025, la Belgique a déjà importé 10 fois plus de GNL américain qu’au cours de toute l’année 2021. En France, la société belge Fluxys exploite le terminal de Dunkerque. Ce terminal est le deuxième plus grand importateur de GNL américain et il est directement relié au réseau gazier belge. Ce gaz américain provient principalement des gisements de gaz de schiste, extrêmement polluants. Le sous-sol est fracturé pour extraire ce gaz. Son exploitation a un impact énorme sur le climat et des conséquences dramatiques directes sur l’environnement et la santé des populations qui vivent près des gisements.
Et qui est à la manœuvre aux Etats-Unis ? Nul autre que Donald Trump qui fait ouvertement pression sur l’UE pour qu’elle achète davantage d’énergies fossiles américaines. Dans un accord commercial récent, il a même contraint la Commission européenne à s’engager à acheter pour 750 milliards de dollars d’énergie américaine en trois ans. Ce deal fou (totalement irréaliste quand on sait que Trump et von Der Leyen ne déterminent pas où les entreprises privées achètent leur gaz) est non seulement un drame pour la lutte contre le dérèglement climatique et la démocratie, mais également un pari diplomatique extrêmement dangereux. Il renforce en effet encore la dépendance de l’UE vis-à-vis des États-Unis.
Le drame est donc que l’Europe se retrouve aujourd’hui à troquer une dépendance contre une autre, avec Zeebrugge et la Belgique au cœur de cette équation.
D’une dépendance double à une indépendance totale
Le début de la guerre en Ukraine, et la crise énergétique qui l’a suivie en 2022, auraient dû pousser l’Europe à tirer les leçons de ses erreurs passées, et l’amener à accélérer son abandon du gaz fossile. Au lieu de cela, l’UE s’est enfoncée dans sa dépendance au gaz fossile. Le GNL russe a continué d’affluer, et les contrats pour du GNL américain se sont multipliés, liant le destin de notre continent pour des décennies au très néfaste gaz de schiste américain. Cette double dépendance sape notre souveraineté, notre sécurité et nos objectifs climatiques.
La solution est claire : il faut rompre avec le gaz fossile et accélérer la transition vers une énergie locale et renouvelable.
Greenpeace demande :
- la fin de l’importation de gaz russe au plus tard fin 2026 (y compris la résiliation anticipée des contrats existants),
- l’arrêt des nouveaux contrats de GNL avec les États-Unis et la résiliation des contrats existants après 2035,
- une sortie progressive et obligatoire du gaz fossile d’ici 2035, avec une interdiction des investissements publics dans les énergies fossiles et une interdiction à l’échelle européenne des nouvelles infrastructures fossiles.