Martina Holbach, chargée de campagne climat et finance chez Greenpeace Luxembourg
Lors de son interview du nouvel an sur RTL, le Premier ministre Xavier Bettel a déclaré que l’industrie financière luxembourgeoise était sur la bonne voie en matière de durabilité, mais que les changements ne pouvaient se faire que petit à petit (« lues a lues », en luxembourgeois, selon les termes exacts du chef d’État). Compte tenu, pourtant, de la crise climatique, de notre dépendance aux combustibles fossiles, de l’insécurité énergétique et de l’augmentation des coûts de l’énergie et de la vie, nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre que les choses changent tout doucement. Le secteur financier doit assumer ses responsabilités mondiales dans la gestion des crises actuelles.
Depuis des années, Greenpeace attire l’attention sur le fait que le secteur financier luxembourgeois, bien qu’il aime se donner une image verte, n’agit pas suffisamment en matière de protection du climat et de développement durable. Début 2012, Greenpeace avait souligné que les 100 plus grands fonds d’investissement luxembourgeois investissaient selon une trajectoire de réchauffement climatique de 4°C, bien loin de l’objectif de 1,5 degré.
Notre gouvernement et l’industrie financière préfèrent éluder les problèmes. Il y a pourtant de bonnes raisons d’agir de manière avec ambition.
La crise climatique et ses conséquences
Au Luxembourg, avec une température moyenne de 10,9°C, 2022 a été la deuxième année la plus chaude depuis le début des relevés météorologiques. En ce début d’année 2023, les températures ont dépassé 10°C dans tout le pays, soit environ 15°C de plus que la moyenne saisonnière historique. Selon une étude de l’Agence européenne pour l’environnement, les événements climatiques et météorologiques extrêmes ont fait entre 130 et 170 morts et causé entre 596 millions et un milliard d’euros de dégâts entre 1980 et 2020 au Grand-Duché. En Europe, on attribue au dérèglement climatique plus de 500 milliards d’euros de pertes économiques et plus de 140 000 morts.
Les mesures actuelles de protection du climat au niveau mondial devraient entraîner un réchauffement d’environ 2,7°C par rapport à l’ère préindustrielle. À chaque fraction de degré supplémentaire de réchauffement, ce sont des millions de personnes en plus à travers le monde qui seront exposées à des vagues de chaleur potentiellement mortelles, à des pénuries de nourriture et d’eau, ainsi qu’à des inondations côtières, tandis que des millions d’autres mammifères, insectes, oiseaux et plantes disparaîtront.
Notre dépendance aux combustibles fossiles
L’invasion de la Russie en l’Ukraine nous a fait prendre conscience des conséquences de notre dépendance au charbon, au pétrole et au gaz : les importations coûteuses d’énergie, notamment en provenance d’États qui ne respectent pas les droits humains et la mise en péril de la sécurité de l’approvisionnement énergétique menacent les citoyen·nes, artisan·es et industries de notre pays. Nous pouvons résoudre ces problèmes d’une part en réduisant notre consommation mais également en produisant, autant que possible, notre énergie de manière locale et durable. Chaque euro investi dans les énergies fossiles fait défaut au développement d’un approvisionnement énergétique propre.
Risques systémiques liés aux investissements dans des entreprises non transformables
Les entreprises de charbon, de pétrole et de gaz ainsi que les autres industries à forte intensité de carbone n’ont pas d’avenir dans la perspective de l’accord de Paris sur le climat. Les investissements dans ces industries sont liés à des risques financiers et peuvent devenir ce que l’on appelle des actifs irrécupérables. L’économie luxembourgeoise, particulièrement dépendante du secteur financier, s’expose à des risques systémiques considérables : la Banque centrale luxembourgeoise conclut dans une analyse que « les risques de transition pourraient affecter considérablement la place financière si la politique et les mesures environnementales sont renforcées ».
Le greenwashing est un risque pour la place financière
Le Luxembourg doit s’établir comme un centre de l’investissement durable. En effet, la demande pour les investissements verts augmente, y compris chez les investisseurs et investisseuses les plus modestes.
Une enquête « clientèle mystère » menée auprès de six banques luxembourgeoises a montré qu’aucun des fonds d’investissement « respectueux du climat » proposés à nos volontaires ne respectait les objectifs de l’accord de Paris sur le climat. En 2021 déjà, une autre de nos études révélait que les fonds soi-disants durables n’orientaient guère plus de capitaux vers la transition énergétique que les fonds conventionnels.
Une enquête menée par plusieurs médias européens a analysé plus de 800 fonds article 9, représentant plus de 600 milliards d’euros d’actifs sous gestion. Il s’agit là des fonds prétendument les plus durables d’Europe. Rien qu’au Luxembourg, on comptait 673 fonds vert foncé de ce type à la fin du mois de juin 2022. Résultat : dans plus de 40 % des cas, on a trouvé des investissements dans des entreprises de combustibles fossiles ou dans l’industrie aéronautique. Celles et ceux qui ont investi dans ce genre de fonds s’inquiètent de plus en plus d’avoir été victimes de greenwashing.
Le greenwashing entraîne une perte de confiance, à laquelle s’ajoutent des risques légaux potentiels. Le greenwashing représente donc un risque considérable pour le modèle d’entreprise « finance verte ».
Le secteur financier doit remplir son rôle dans la transformation de notre société.
Pour faire face à la crise climatique, à l’insécurité énergétique ainsi qu’à l’augmentation du coût de la vie, nous devons investir dans des technologies efficaces et accélérer massivement le développement des renouvelables. Si l’UE compte atteindre ses objectifs climatiques d’ici 2050, 260 milliards d’euros supplémentaires d’investissements dans les infrastructures et les systèmes énergétiques seront nécessaires chaque année. Mais les fonds publics ne suffiront pas à eux seuls à mettre fin à notre dépendance aux énergies fossiles : les investisseurs institutionnels et les gestionnaires d’actifs sont des leviers non étatiques puissants, lesquels les changements d’infrastructures nécessaires ne pourront être réalisés. La place financière luxembourgeoise a donc un rôle colossal à jouer dans la transition énergétique.
Le Luxembourg a certes ratifié l’accord de Paris sur le climat, qui prévoit que les flux financiers doivent également être mis en conformité avec ses objectifs. Pourtant, notre industrie continue d’investir dans des entreprises dont les modèles économiques ne sont pas compatibles avec les résolutions de Paris. Même le fonds de pension public, le Fonds de Compensation, n’est pas très regardant sur la protection du climat : en 2020, le fonds a investi selon une trajectoire de 2,7°C. Des millions d’euros d’argent public ont été injectés dans des entreprises du secteur des énergies fossiles et/ou qui violent les droits humains. Cette incapacité de notre gouvernement à contraindre le fonds, qui gère 26 milliards d’euros, à adopter une stratégie de durabilité ambitieuse, met à mal l’image verte que se donne le Luxembourg.
Pour 2023, Greenpeace demande au gouvernement et au secteur financier de prendre leurs responsabilités et de contribuer à la résolution des crises actuelles par des mesures concrètes. C’est d’une importance mondiale, à la fois pour le climat, les êtres humains mais aussi pour le secteur financier lui-même.